SEPTEMBRE 2017

L’Union Européenne
doit travailler avec la Russie

par Gabriel GALICE


Contribution au dîner-débat de l'Assemblée Parlementaire Européenne à Strasbourg le 4 octobre 2017


Une remarque liminaire : le chercheur pour la paix n’est pas un moraliste prêchant le bien contre le mal. Il pose des questions, il met en question, il cherche à comprendre les ressorts décisionnels en tenant compte du poids du passé dans le présent, en s’interrogeant sur les rapports de forces, en privilégiant la confrontation diplomatique sur l’affrontement militaire. A l’adage « Si vis pacem, para bellum », l’irénologue préfère la formule : « Si vis pacem, cole iusticiam » (si tu veux la paix, cultive la justice) lancée par Albert Thomas en 1949 lors de l’ouverture de la 12ème session de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) à Genève. L’OIT reçoit le Prix Nobel de la paix en 1969. Parlons donc paix et justice, si vous le voulez bien, en tâchant de concilier éthique de conviction et éthique de responsabilité. 

L’Occident commet depuis 25 ans une erreur historique en maltraitant la Russie. Je le pense, d’autres aussi, aux États-Unis d’Amérique notamment. « Nonetheless, the West is making a historic mistake in treating Russia as a strategic pariah» explique le professeur Kapchan, de l’université de Georgetown, Senior Fellow du Council on Foreign Relations. Plus significative encore est l’analyse d’Henry Kissinger, dans l’entretien avec Der Spiegel, le 13 novembre 2014, évoquant les tensions entre l’Ouest et la Russie à propos de l’Ukraine. Spiegel : vous êtes en train de dire que l’occident a au moins une part de responsabilité dans l’escalade ? Kissinger : Oui, je dis cela. L’Europe et l’Amérique n’ont pas compris l’impact de ces événements, commençant avec les relations économiques de l’Ukraine avec l’Union européenne et culminant avec les manifestations à Kiev. Tout cela, et leur impact, aurait dû faire l’objet d’un dialogue avec la Russie ». George Friedman ose la franchise: « And to be frank, Europe and the Americans held Russia in contempt. It was weak and poor and the West would do what they wanted to do. »


1. COMMENT EN SOMMES-NOUS ARRIVÉS LÀ ?

L’illusion de paix post Guerre froide aura été de courte durée. Les drames yougoslave et irakien justifieront l’OTAN après le démantèlement du Pacte de Varsovie. La thérapie de choc appliquée à l’économie russe a enrichi une oligarchie s’appropriant les reliquats de la propriété collective, appauvri les classes populaires et favorisé les forces centrifuges sur l’immense territoire. Le sabotage des négociations de Rambouillet a imposé à la Serbie des conditions qu’Henry Kissinger jugea inacceptables , dont le stationnement de 30 000 soldats de l’OTAN .

Des soldats américains et allemands de la KFOR à la frontière entre la Serbie et le Kosovo à Jarinje le 27 septembre 2011 - © AFP

L’Eurasie est l’enjeu de la domination mondiale. Zbignew Brezinski l’explique magistralement dans son célèbre livre « Le grand échiquier – L’Amérique et le reste du monde », puissant ouvrage de géopolitique prospective. Publié en 1997, il décrit cinq pays géostratégiques : la France, l’Allemagne, la Russie, la Chine, l’Inde et cinq « pivots géopolitiques » : la Turquie, l’Ukraine, l’Iran, l’Azerbaïdjan et la Corée. Pour stabiliser sa domination, l’Amérique doit, selon l’auteur, soutenir l’extension conjointe, à l’Est, de l’UE et de l’OTAN. Brezinski pose la question décisive de savoir s’il fallait ou non inclure la Russie dans l’UE et dans l’OTAN. Il tranche pour la négative tout en prévoyant la réaction russe : « Exclure la Russie (de l’UE ou de l’OTAN) pourrait être lourd de conséquences – cela validerait les plus sombres prédictions russes -, mais la dilution de l’Union européenne ou de l’OTAN aurait des effets fortement déstabilisateurs. »

George Friedman le dit plus crûment : Le but des États-Unis a toujours été d’empêcher une alliance germano-russe qui conférerait aux deux pays la suprématie sur l’Eurasie. Dans les scénarios qu’il élabore, G. Friedman simule l’éclatement d’une guerre le 24 novembre 2050 entre une alliance turco-japonaise et un bloc américano-polonais. 

George Kennan, qui fut le théoricien de l’endiguement pendant la Guerre froide, ne manqua pas de dénoncer l’extension de l’OTAN vers l’Est. Pourtant, le Président William Clinton engagea cette politique, y compris pour complaire à son électorat d’origine est-européenne. C’est le cocktail hubris et électoralisme étasuniens + intérêts économiques (dont ceux du lobby militaro-industriel qui s’assure un monopole sur l’équipement des armées de l’OTAN) + ressentiment et craintes est-européens à l’encontre de la Russie qui impulsèrent l’erreur stratégique.


2. POURQUOI SORTIR DE L’IMPASSE ?

Les trois raisons qui plaident en faveur de bonnes relations de l’UE avec la Fédération de Russie sont 1) la nécessité politique d’un bon voisinage, 2) les complémentarités économiques, pour autant que le développement ne se limite pas à la croissance mais soit soucieux de fiscalité harmonisée et d’emplois, 3) le souci de l’équilibre stratégique sur le continent eurasiatique et dans le monde. La Russie n’est plus un empire, les États-Unis d’Amérique le sont, la Chine et l’Allemagne le sont devenu ou le deviennent. 

En clair, l’UE peut jouer un rôle d’équilibre modérateur entre la Chine et les États-Unis en s’appuyant sur la Russie, laquelle ne choisit l’alliance avec la Chine (Organisation de Coopération de Shanghai notamment) que par défaut. Dans une optique multipolaire, l’intérêt de la Russie est symétrique de celui de l’UE : travailler avec l’Occident et avec la Chine. Mon point de vue recoupe exactement celui exprimé par le « Club des vingt », concluant : « Un axe Paris-Berlin-Moscou serait un gage idéal de paix pour l’Europe, et même au-delà face au risque de duopole sino-américain. Est-ce contradictoire avec « L’initiative des 3 mers », chapeautée par le Président Trump ?

Le partenariat transatlantique n’implique pas d’accompagner les faucons étasuniens dans leur desseins de domination de l’Eurasie par UE et OTAN interposées.


3. COMMENT SORTIR DE L’IMPASSE?

3.1. Respecter la vérité, même quand elle fait mal. À commencer par la vérité historique. Il faut rendre hommage à la Russie postsoviétique d’avoir reconnu le massacre des officiers polonais à Katyn. Il faut regretter l’attitude des dirigeants polonais refusant d’inviter les dirigeants russes à la commémoration de la libération du camp d’Auschwitz, le 27 janvier 2015, alors que la 107ème division de l’Armée rouge qui libéra le camp, dirigée par le colonel Vassili Petrenko, d’origine ukrainienne, mort à Moscou, comportait une majorité de soldats russes et que la Russie a de loin payé le plus lourd tribut de morts civils et militaires dans la 2ème Guerre mondiale. L’attitude du président François Hollande ne fut pas plus honorable, qui refusa de se rendre à la commémoration de l’armistice à Moscou. La vérité historique exige aussi de rappeler que les habitants de la Crimée se sont déjà prononcés en 1991 sur l’indépendance de leur pays, lors d’un référendum organisé par Moscou avec l’accord de Kiev, ensuite abusivement tenu pour nul et non avenu par le parlement ukrainien.


3.2. Que l’UE se montre digne de la paix et de la coopération ou qu’elle renonce à elle-même, laissant aux États-membres – ou à certains d’entre eux - le soin de conduire leurs politiques divergentes. Envers la Russie, deux blocs d’États se distinguent, ceux qui sont favorables au partenariat avec la Russie et ceux qui rejoignent l’hostilité des faucons étasuniens, tant démocrates que républicains (Alliance for Securing Democracy) Les dirigeants de l’UE mènent actuellement une politique contraire aux intérêts économiques, sociaux, politiques, culturels de ses peuples. Ces dirigeants ont malencontreusement reconduit les sanctions contre la Russie, au détriment des deux parties. Les dirigeants veulent parfois la guerre, leurs peuples en font toujours les frais. La lutte efficace contre le terrorisme est une raison supplémentaire d’un partenariat étroit avec la Russie. Au sortir de la guerre froide, il aurait été préférable de mettre en œuvre les articles 46 et 47 de la Charte de l’ONU, stipulant la constitution d’un comité d’état-major auprès du Conseil de Sécurité, plutôt que d’étendre et de renforcer l’OTAN (passage obligé des nouveaux pays adhérant à l’UE).


3.3. En tout cas, l’Institut International de Recherches pour la Paix à Genève, le GIPRI, dont je préside le Conseil de Fondation, s’emploie et s’emploiera à jeter des ponts. Nous jouerons la carte de la Grande Europe, dont la Russie fait partie, par l’histoire, par la géographie, par la culture, par la nécessité des équilibres stratégiques aussi. Nous accueillerons volontiers les bonnes volontés de l’UE et de la Russie à se joindre à nous.


G.G.

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