JUILLET-AOÛT 2016

Retour sur le conflit en mer de Chine méridionale

par Philippe GAUCHER


1 LE CONTEXTE

« PEKIN, 19 juin 2016 (Reuters) ‐ Un navire de guerre indonésien a tiré sur un chalutier chinois vendredi, blessant un marin, a déclaré dimanche le ministère chinois des Affaires étrangères. »

Dernier épisode en date dans le conflit qui oppose la Chine aux pays littoraux de la mer de Chine méridionale, et ce, à quelques jours du rendu du jugement de la cour internationale de justice de La Haye1, cet accrochage entre un bateau gris indonésien et des bateaux blancs chinois pêchant allègrement près de l’archipel indonésien des NATUNA n’est qu’une étape de plus dans le jeu des provocations-dissuasions mené par l’Empire du Milieu sur une zone maritime qu’il considère comme sienne pour des raisons historiques nébuleuses depuis 1974 et l’annexion des îles PARACELS.
Présents en effet dès le Xème siècle, de l’apogée de leur commerce maritime sous la dynastie des Song du sud puis des Tang, jusqu’aux voyages exploratoires de Zheng He au XVème siècle, les chinois, dont les exploits et innovations maritimes ont été décrits dans les récits de Marco POLO et d’Ibn BATTÛTA, ont la conviction que ce qu’on pourrait nommer « la Méditerranée d’Asie du sud-est » est pour eux une mer historique, voire territoriale, s’affranchissant par la même de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982.
Devenant plus active sur la région dès le milieu des années 2000, elle y revendique alors la souveraineté d’une zone couvrant 80 % des 3.500.000 km2 de cette mer riche en ressources halieutiques et énergétiques (estimation à 11 millions de barils de pétrole de réserves), et surtout d’une importance stratégique majeure en termes de fret international. Pour rappel, la mer de Chine du sud concentre un trafic de 60.000 navires par an, 85 % des pétroliers en provenance du Moyen-Orient, un quart du commerce mondial et 80 % des approvisionnements chinois en hydrocarbures.
On comprend mieux alors le caractère de « question nationale » que représentent ces eaux au même titre que peuvent l’être TAÏWAN ou le TIBET dans l’esprit des dirigeants chinois et du président Xi JINPING. 
Selon la convention des Nations-Unies, l’eau n’apportant pas de droits territoriaux, seules les terres émergées ont une importance et les revendications des pays riverains (Philippines, Malaisie, Viet Nam, Brunei et Indonésie) concernent donc la souveraineté sur des îlots, récifs et atolls dont les plus importants, l’archipel des SPRATLEYS, objet de discorde avec les Philippines1.
Ce faisant, Pékin a déposé aux Nations-Unies le 7 mai 2009 une carte précise de ses revendications dite en « 9 ou 10 traits » et qui dessine une zone surnommée « langue de buffle » ou « green line », revendications qui, si elles étaient acceptées, rendraient ces eaux territorialement chinoises et non plus internationales avec des effets juridiques qui impacteraient significativement la liberté de circulation commerciale et militaire dans cette région, ce qui bien entendu est inacceptable pour les riverains mais aussi les Etats-Unis et inquiète l’Australie. 


Carte originale du tracé en 9 traits adressée à l’ONU en mai 2009

Source : Didier ORTOLLAND & Jean-Pierre PIRAT Atlas géopolitique des espaces maritimes – Technip 2010

2 ENJEUX

Réunis lors du 15ème sommet de sécurité et de défense des pays d’Asie (IISS Schrangi-La Dialogue) à Singapour les 3, 4 et 5 juin derniers, les ministres de la défense de l’ASEAN, d’Europe et des Etats-Unis ont averti les Chinois envers toute action expansionniste qu’ils pourraient mener, notamment dans l’archipel des SPRATLEYS (Scarborough Reefs), alors qu’ils procèdent activement au remblaiement de récifs et à la constructions de ports et de pistes sur ces îlots. Bien entendu, le SOD américain Ashton CARTER s’est vu opposer une fin de non-recevoir par les autorités de Pékin qui considèrent cela comme de l’ingérence étrangère. Autorités de Pékin qui ont d’ores et déjà annoncé qu’elles ne tiendraient pas compte du prochain jugement de la Cour Internationale de justice de La Haye (le Cambodge venant d’annoncer qu’il soutiendrait la Chine dans cette décision).

Dès lors, il est intéressant de se demander ce que veulent vraiment les chinois et quels sont les enjeux entraînant un tel comportement ?

Pour comprendre le point de vue des chinois dans cette affaire, il faut tout d’abord ne pas penser en occidental mais intégrer la culture confucéenne selon laquelle il ne faut jamais perdre la face et que le résultat d’une action prime sur la manière dont est exécutée l’action. En bons disciples de SUN-TZU, ils considèrent également que le succès d’une action réside dans sa préparation et que l’objectif final est de soumettre l’ennemi sans croiser le fer. En clair, toujours avoir un coup d’avance et privilégier avant tout la dissuasion pour contraindre l’adversaire à abandonner la partie avant même d’avoir lutté.

De plus, comme toute nation continentale, la Chine, ne considère pas la mer comme un espace fluide de libre accès, une sorte de bien commun à partager, mais comme une « terre bleue » à conquérir et à réguler. Il faut en outre prendre en considérations que l’ensemble des actions menées par la Chine, sur mer comme sur terre, ne sont pas indépendantes les unes des autres, mais font partie d’une politique globale de construction d’un véritable empire économique, notamment avec le projet de « nouvelle route de la soie » à la fois terrestre mais aussi maritime initié par Xi JINPING.

En conséquence de cette politique globale, la Chine doit répondre à 4 enjeux sur le plan maritime :

  • regagner des espaces qu’elle considère avoir perdu par faiblesse au 20ème siècle,
  • bénéficier des richesses halieutiques et énergétiques du lieu de la mer de Chine du sud,
  • se garantir une libre circulation du fret commercial vers l’Océan Indien et l’Afrique,
  • ouvrir une porte vers le Pacifique pour ses sous-marins nucléaires basés sur l’île de HAINAN dans le cadre du projet de dépassement de la « BLUE LINE » à partir de 2020.

Deux stratégies peuvent répondre à cette volonté politique : 

  • acquérir la souveraineté pleine et entière sur la Mer de Chine méridionale,
  • poursuivre la mise en œuvre du « Collier de perles » qui consiste à acquérir ou construire des ports en eaux profondes voire des bases navales sur les côtes de pays « amis » (Cambodge, Birmanie, Bengladesh, Sri Lanka, Maldives, Pakistan, Iran et désormais Djibouti) en échange de financement via la Banque Asiatique d’Investissement pour les Infrastructures (AIIB).


3 UNE NOUVELLE POSTURE STRATEGIQUE

Dans la droite ligne de ces orientations, l’Armée chinoise (215 M$ de budget 2015 estimé par le SIPRI) a entamé une 11ème réorganisation en décembre 2015. Sans entrer dans de multiples détails, concernant la Marine qui fût longtemps le parent pauvre de cette armée ne représentant que 11 % des effectifs, on peut en tirer quelques grandes lignes de force :

  • plus grande autonomie de la Marine libérée de l’emprise de l’Armée de Terre,
  • création d’un département des « opérations outre-mer »,
  • retrait et remplacement des armements obsolètes,
  • augmentation importante et rapide des capacités opérationnelles,
  • travail en synergie des 3 flottes (Nord, Est, Sud),
  • possibilité de projection terrestre de « troupes de Marine »,
  • mise en construction d’un deuxième porte-avions de 50.000 tonnes voire d’un troisième et d’un quatrième (on parle de 85.000 tonnes).

La Marine chinoise n’est donc plus destinée uniquement à la protection du territoire mais acquiert une capacité de projection ultramarine voire d’intervention sur des théâtres d’opérations extérieures en premier lieu pour protéger les intérêts chinois à l’étranger et en deuxième lieu pour acquérir une capacité d’actions diplomatiques telles que peuvent les effectuer l’US NAVY et la Marine Nationale française. On constate donc bien un changement de posture stratégique que l’on doit bien entendu relier aux nouvelles ambitions économiques de Pékin.

Il est donc judicieux de faire un rappel sur les capacités opérationnelles majeures de la marine chinoise à mi-2016 :

  • 1 porte-avions (peu opérationnel et vieillissant servant surtout à l’entraînement) – 1 en construction,
  • 4 SNLE type 094 basés sur l’île de HAINAN à quelques encablures des PARACELS,
  • 6 SNA dont le dernier type 095 classe Qing lancé en 2014,
  • 57 sous-marins à propulsion diesel,
  • 29 destroyers dont 5 type 052A livrés en 2015/2016,
  • 52 frégates dont une vingtaine de très récents modèles 054A,
  • 4 navires amphibies de type 071, 3 transports de chars type 072A,
  • 8 corvettes type 056 « Jiangdao class » véritables tueuses de sous-marins (dont une, la Quijing 508 déployée en permanence aux PARACELS).

*A noter également la mise en chantier potentielle d’un nouveau type de destroyer nommé 055 DDG, mais la longueur de 190 mètres et les 10 à 14000 tonnes de déplacement ainsi que son armement le classe plutôt dans la catégorie des croiseurs que la marine chinoise ne possède pas aujourd’hui. Armé de missiles guidés et éventuellement d’armes laser, les américains voient avec inquiétude ce navire qu’ils qualifient de chasseur de porte-avions.

C’est donc bien à la mise en œuvre rapide et exponentielle d’une véritable Armada que nous assistons, destinée à la fois à une utilisation opérationnelle face à d’éventuels dangers, mais aussi et surtout à une capacité de « dissuasion conventionnelle » à l’attention des voisins sud-est asiatiques et des Etats-Unis dont la VIIème Flotte régule jusqu’à présent toute velléité expansionniste de la Chine au-delà de la ligne bleue et qui depuis 2011 met en œuvre la stratégie du pivot maritime « Asie Pacifique » décidée par Washington.


4 CAPACITES OPERATIONELLES DES POTENTIELS BELLIGERANTS

Outre les revendications des pays riverains déjà cités, la Mer de Chine méridionale est également le centre de gravité de la stratégie du pivot maritime « Asie-Pacifique » initié par Hillary CLINTON fin 2011 avec recentrage de l’effort militaire du Moyen-Orient / Afghanistan vers l’Asie, mais toujours plus dans un souci du « containment » de l’expansion chinoise que du réel affrontement. Cependant, lorsque l’on superpose les lignes stratégiques chinoises (langue de buffle) et américaines, on constate une superposition quasi parfaite, synonyme de divergences d’intérêts majeurs entraînant un jeu géostratégique entre grandes puissances ainsi qu’un jeu d’alliances laissant peu de places aux pays riverains qui tentent malgré tout d’acquérir une certaine autonomie de défense, notamment sous-marine.


LES PHILIPPINES 


Le BRP Apolinario Mabini [10] (PS-36), bâtiment de classe Peacock de la marine philippine
Tributaire des aléas de l’histoire et équipée de navires obsolètes, la Marine philippine bénéficie d’une loi de modernisation depuis fin 2012 avec un programme d’acquisition de matériels américains de seconde main modernisés ainsi que de deux frégates neuves s’étalant jusqu’en 2020.

Les matériels majeurs de la flotte sont composés de : 3 frégates, 11 corvettes, 36 patrouilleurs et de 15 navires amphibies de débarquement. Malgré des rumeurs persistantes sur plusieurs sites relatant l’éventuelle acquisition d’un sous-marin de fabrication allemande, il n’y a, à ce jour, aucune information probante à ce sujet. L’événement le plus intéressant étant la réouverture de la base navale de SUBIC BAY (fermée en 1992) où seront basées deux frégates.


LE VIETNAM

Longtemps restée de tradition fluviale et côtière, la Marine vietnamienne a effectué un véritable changement de posture pour faire face aux ambitions chinoises et ne pas laisser une asymétrie trop importante se créer pouvant mettre en péril ses propres eaux territoriales. L’acquisition de 6 nouveaux sous-marins russes de classe KILO (5 en service) et de 6 frégates de classe GEPARD (2 en service) s’inscrit dans cette stratégie. Les matériels majeurs de la flotte sont composés de : 5 sous-marins KILO, 7 frégates, 11 corvettes, 23 patrouilleurs, 8 chasseurs de mines et 5 navires amphibies de débarquement.

Cette nouvelle stratégie permet donc au Vietnam une réelle autonomie et de véritables marges de manœuvre face à la Chine, et ce, sans l’aide des Etats-Unis, contrairement aux Philippines. 


LA MALAISIE

La Marine malaise a jusqu’à présent une vocation uniquement côtière car compte tenu de la physionomie du pays à cheval entre le sud de la péninsule thaïlandaise et le nord de l’île de Bornéo, le pays doit surtout lutter contre la piraterie et les groupes terroristes sévissant dans ses eaux, attirés par le fret important transitant par le détroit de MALACCA.


Sous-marin malaisien de type Scorpène
Les embarcations d’interventions rapides ont donc été privilégiées, pour autant, la situation géopolitique a amené la Malaisie à se doter de deux sous-marins français de type SCORPENE en 2009 et à réaliser l’acquisition de six frégates BOUSTEAD DCNS à capacités côtières en 2014. La livraison devrait débuter en 2017.

La flotte se compose des matériels majeurs suivant : 2 sous-marins classe Scorpène, 2 frégates, 6 corvettes, 6 patrouilleurs, 8 vedettes lance-missiles, 21 vedettes rapides et 2 navires amphibies.


L’INDONESIE

Pays constitué de plus de 13.000 îles dont 6000 habitées avec une population de 256 millions d’habitants, l’Indonésie est le poids lourd de l’Asie du Sud-Est et sa force maritime est naturellement la plus importante de tout le sous-continent avec 150 vaisseaux en service et 75.000 personnels.

La flotte se compose des matériels majeurs suivant : 3 sous-marins coréens classe Nagabanda, 2 sous-marins allemands classe Cakra, 8 frégates (dont 6 remplacées en 2017), 25 corvettes, 21 patrouilleurs rapides lance-missiles, 40 patrouilleurs, 12 chasseurs de mines et une trentaine de navires amphibies de débarquement.


SULTANAT DE BRUNEI

Le petit sultanat, micro-état de 400.000 habitants enclavé en Malaisie est connu pour son extrême richesse. Sa force maritime est donc en rapport, avec pour matériels majeurs 4 gros patrouilleurs de 260 pieds de fabrication allemande armés de missiles EXOCET MM40 et 4 patrouilleurs de 135 pieds du même fabricant LURSSEN, viennent ensuite une dizaine de petites vedettes côtières et fluviales.

Après état des lieux, on comptabilise chez les potentiels belligérants (hors Chine et Etats-Unis) une force sous-marine à propulsion classique de 12 bateaux de conception récente, ce qui est loin d’être anodin en termes de puissance de feu.


5 QUEL HORIZON ?

A la lecture de ces lignes on pourrait croire que la partie de jeu de Go dans laquelle la Chine entraîne ses voisins et les Etats-Unis est largement en sa faveur.

Sur l’échiquier militaire, malgré un renforcement considérable de ses capacités maritimes et un changement de doctrine d’emploi des forces, il n’est pas certain que la recherche de l’affrontement soit au programme tout simplement parce qu’il mettrait un coup d’arrêt à sa stratégie globale d’expansion (collier de perles, nouvelle route de la soie….).

En outre, en cas de bataille navale en mer de Chine du sud plusieurs inconnues subsistent, notamment sur la réaction de pays non concernés par le conflit de départ : l’Inde, la Russie, l’Australie, mais aussi les pays producteurs d’hydrocarbures, créant ainsi un conflit majeur dont la Chine ne voudra pas être tenue pour responsable.

Subsiste également l’inconnue des futures élections américaines, quelles seront les politiques d’Hillary CLINTON ou celle de Donald TRUMP ? Simple « containment », interventionnisme indirect en livrant des armes à de nouveaux alliés ? Abandon pur et simple de la zone comme le préconise Donald TRUMP ?

Sur l’échiquier économique, aucune des forces en présence n’a le moindre intérêt dans un éventuel conflit puisque tout le monde commerce à plus ou moins grande échelle avec la Chine, qui elle, appuiera très prioritairement sur ce levier plutôt que sur le militaire pour arriver à ses fins.

Ce conflit est donc très loin d’être terminé.


P.G.


1 En 2013, les Philippines ont saisi la Cour Internationale de Justice de La Haye concernant sa souveraineté sur les îles SPRATLEYS et les travaux d’infrastructure qui y sont menés par la Chine.

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