AOÛT - SEPTEMBRE 2020

Varka

par Christian GRANDCLAUDE


Varka, Варька ou Вaрка ?

C’est dans la province martyre du Kosovo et Métochie, le Kosmet, que nous entraîne Varka, un roman de Denis Vignot paru aux éditions Sydney Laurent. Un livre dont l’auteur s’est engagé à reverser les droits à l’association humanitaire Solidarité Kosovo.1
D’emblée, l’auteur heurte de front la doxa officielle. Il prend position et l’affirme : le Kosmet est une province « éminemment » serbe et « l’état » du Kosovo tel qu’il est connu aujourd’hui est une mystification dont l’existence bafoue le droit international.2
Cette prise de position explique en partie le sous-titre cyrillique de ce roman : Варька / Вaрка, un sous-titre en russe et en serbe.
L’auteur joue sur la proximité phonétique des deux langues slaves qui ont pourtant un sens bien différent. Si, en russe, il s’agit d’une référence implicite à la nouvelle de Tchekhov, l’Envie de dormir / Спать хочется, et à sa tragique héroïne, en serbe, le sens est tout différent puisqu‘il signifie « illusion, mensonge ». Le renvoi à l’agression atlantiste est ici manifeste : les Occidentaux ont falsifié la réalité pour justifier leur action. Avec ce « scandale de la vérité », selon la formule de Bernanos, le ton est donné : rappelant, entre autres, le trafic d’organes que Bernard Kouchner s’évertue à nier contre toute évidence,3 Denis Vignot rejoint ainsi le sénateur Dick Marty,4 le colonel Hogard5 ou Carla Del Ponte6 dans le camp des « salauds et assassins ».
L’auteur (à gauche) en compagnie de Nikola Mirković lors de la présentation de Bienvenue au Kosovo au Centre Culturel de Serbie en novembre 2019. © Union des Serbes de France


Varka, un roman à la croisée des mondes slave et latin

À travers Varka, l’auteur nous faire vivre le quotidien des Serbes restés sur place. Véritable thriller à l’américaine, mais avec une âme totalement française, pour reprendre les mots de Rémi Tremblay, journaliste québécois, ce roman haletant se situe à la croisée des mondes slave et latin, à la croisée des mondes orthodoxe et catholique. Pour Denis Vignot, l’Europe s’étend bien de l’Atlantique à l’Oural et notre histoire, notre culture sont communes.
Varka est un roman de fiction qui se déroule sur un fond historique, solidement documenté, étayé par des citations de dirigeants politiques de l’époque ou le rappel de leurs actions : un discours de Jacques Chirac justifiant l’intervention (intervention, pas agression…) au
nom d’un droit humanitaire que chacun sait à géométrie variable en fonction des intérêts du moment, ou des déclarations de personnages influents, telle celle de l’ancien conseiller de Jimmy Carter à la sécurité nationale, Zbigniew Brzezinski, qui déclarait que pour mettre fin à la puissance de la Russie, l’Église orthodoxe était l’ennemi à abattre. Une déclaration qui résonne lugubrement dans le silence des chancelleries occidentales au moment où l’Église orthodoxe serbe est attaquée violemment au Monténégro. Quod erat demonstrandum…
Avec ce rappel de faits incontestables, cette volonté de l’auteur d’ancrer Varka dans le monde réel, on assiste à une interpénétration entre récit historique et récit de fiction, interpénétration qui brouille la frontière entre l’imaginaire et le réel ; elle permet à l’auteur de nous entraîner dans une aventure qui aurait pu arriver et dont on se demande parfois, tant les détails foisonnent, tant ils sont précis, si elle n’a pas été, à un moment ou un autre, une partie de cette réalité historique, une face de cette petite histoire qui fait un socle à la grande. Cet ancrage dans la réalité, le lecteur le retrouvera également avec, en filigrane, une réflexion sur les problèmes de société, politiques ou sociétaux.

Des héros ordinaires, loin des productions hollywoodiennes

Ce thriller de 600 pages se compose de deux parties bien distinctes et équilibrées qui permettent au lecteur une pause dans la lecture s’il arrive toutefois à se détacher du récit, ce qui n’est pas chose aisée tant est grande la tentation de continuer. Si cette conception de l’ouvrage aurait permis la publication en deux volumes, pour notre plaisir, il n’en est rien. Chacune est identifiée par un prénom féminin, Tatiana et Julie, deux femmes qui, par des approches différentes, auront une influence sur la vie de Philippe Daversin, ex-militaire reconverti en chef d’entreprise. Père de cinq enfants, il forme avec Laureen son épouse, une Italo-Américaine au tempérament explosif, un couple stable, harmonieux et envié.
Tatiana Vassilievskaïa, elle, est divorcée et mère de Daniil, un garçonnet de sept ans. Victime des graves crises qui ont secoué la société russe dans les années 90, elle a exercé comme danseuse avant de devenir chorégraphe dans un cabaret, une voie qui s’est imposée après que la jeune femme s’est vue dans l’obligation d’arrêter ses études en médecine avant l’obtention de son diplôme de chirurgie. Ivan, son ex-mari, ancien membre des spetsnaz devenu agent de protection rapprochée pour le compte de la chaîne de télévision Rossiya 1, était un ami de Daversin. Le Français est le dernier espoir de la jeune femme pour enquêter sur la disparition du père de son enfant.
Julie Berthier apparaît dans la seconde partie. Jeune protégée de Laureen, elle est la fille d’une prostituée qui est revenue dans la maison familiale après le décès de ses parents pour tenter de retrouver une vie normale. Dans un village trop proche de Paris, l’anonymat ne tiendra pas longtemps et les médisances n’épargneront pas sa fille et par ricochets, la famille Daversin. Le destin met ses pièces en place, inexorablement, et la tension monte jusqu’à la scène finale qui prend place lors de la tempête qui a ravagé une partie de l’Europe en fin d’année 1999.
D’autres protagonistes vont, bien entendu, croiser la route de ces acteurs principaux, dont l’abbé Letscher, qui sera, avec la famille Daversin, un guide pour la jeune Julie, assoiffée de beauté et de transcendance. Le lecteur découvrira Stanojka Brkić, Stana, grand-mère dont la famille a été massacrée par une bombe de l’OTAN, Gazmend et son père, liés par le kanun, le code ancestral des Albanais qui régit toujours des pans entiers de leur société, Tal-Hora Heymann, jeune femme de confession juive devenue intime des Daversin dans des circonstances bouleversantes sans oublier Varka, de son vrai nom Svetlana Domasević, adolescente enlevée par des Albanais et fiancée de force à Gazmend. Comment ne pas évoquer la figure paulinienne du frère Longin, martyr du Christ Sauveur, expression de la rédemption… et tant d’autres. Ces personnages sont dotés d’une épaisseur, d’une humanité qui rend leur présence aussi réelle que celle des personnages principaux. Et puisqu’il faut, dit-on, une femme fatale dans tout bon roman, ce sera Solitudine, trapéziste à la beauté vénéneuse, jeune femme à la tête d’un trafic d’organes qui alimente une clinique privée de Tirana.
Bien qu’engagé dans la défense des Serbes du Kosovo, le roman ne tombe jamais dans le sectarisme car pour l’auteur, la grandeur d’une âme ne dépend pas du camp dans lequel elle combat. À la famille Kovačević, digne et généreuse dans le dénuement, dépouillée par les Albanais, répond la noblesse de Riza, officier de l’UÇK7 qui offre son fils en otage en échange d’une aide médicale.

Un roman toujours d’actualité, soutenu par l’histoire et la littérature

Partis pour « une semaine, dix jours tout au plus » à la recherche d’Ivan, Tatiana Vassilievskaïa et Philippe Daversin ne rentreront qu’un mois plus tard, après avoir affronté mille dangers, frôlés la mort de bien trop près et échappé aussi bien à la mafia qu’à l’Armée de libération du Kosovo, l’UÇK. Alors qu’ils cherchent désespérément des indices sur la présence d’Ivan, ils vont se heurter à l’hostilité des Albanais qui soupçonnent les Français d’être là pour protéger les Serbes. La rencontre avec Stanojka Brkić va les lancer aux confins de la Métochie, à quelques pas de la frontière avec l’Albanie.
Ils vont alors être confrontés aux agissements de la mafia et à son terrible trafic d’organes. Le rôle ambigu des services secrets français va représenter un danger inattendu auquel Daversin devra faire face dans un combat fratricide.
De ces périls vécus ensemble va naître une relation d’une puissance insoupçonnée, une relation que rien n’aurait pu laisser prévoir tant les caractères sont, de prime abord, différents. Elle est jeune, libre et volontiers espiègle alors qu’il est marié, père de cinq enfants et d’un naturel plus posé. Très vite, se découvrant l’un et l’autre, ils vont se reconnaître une passion commune pour l’histoire et la littérature. Va alors se nouer entre eux, petit à petit et à leur corps défendant, un attachement qui va aller au-delà de la complicité. Or, Tatiana sait qu’elle ne pourra arracher Philippe à son épouse, à la mère de ses enfants ; le lecteur va, chez la jeune Russe, trouver la lutte entre la naissance d’un amour impossible, d’autant plus douloureux qu’elle le devine partagé, et l’exigence quasi surnaturelle du renoncement car au cœur de la première partie de ce roman, en filigrane, c’est l’éternelle histoire de la pureté de l’amour, cette vertu qui pousse Tristan vers Yseult et celle qui l’en sépare. Amour inavoué et inavouable, tout en réserve. Ainsi, lorsque Philippe donne les premiers soins à Tatiana, délivrée de la cage dans laquelle la séquestraient les Albanais, la scène est plongée dans un clair-obscur qui sied à la pudeur des deux héros, un choix esthétique qui n’en rend que plus saisissant le face à face opposant Tatiana à Solitudine dans la lumière crue de l’après-midi.
Plus pour marquer une limite à ne pas franchir que par dérision envers elle-même, la jeune Russe le surnommera « sa meilleur copine » avant qu’elle ne s’avoue qu’elle l’aime. Il faudra des circonstances vraiment exceptionnelles pour que, proche du désespoir, Philippe abaisse sa garde et laisse échapper de ses lèvres un mot qui trahit son attachement à la jeune femme, un « ma Taniouchka », qui trouvera son écho dans le « moya lyubov’ », ce « mon amour » murmuré quelques instants plus tard par sa compagne sans qu’il l’entende, sans qu’elle s’en rende compte. Cet amour, inaccessible, impossible, pur, est une revanche contre les lâchetés et la cruauté de ceux qu’ils doivent affronter pour survivre, tout simplement.
Le retour de Philippe Daversin est un soulagement pour tous. Comme tant d’autres avant lui, Denis Vignot enracine ses héros dans le terroir où ils sont nés : Philippe Daversin tire ses forces de la terre sur laquelle ses ancêtres ont travaillé. Il est fier de cet héritage qu’il transmettra à son tour à ses enfants. Il retrouve les siens au Domaine, la ferme qu’il partage avec son oncle et sa tante. Il devra toutefois convaincre Laureen, son épouse, de sa bonne foi, de sa fidélité et prouver qu’il a su garder, comme le rappelait Goethe,8 la seigneurerie de lui-même. Le roman prend alors une autre tournure : après le bruit des batailles, c’est le repos, mais un repos trompeur car l’attendent d’autres combats, moins violents, certes, cependant plus pernicieux, faits de rancune tenace, de jalousie, auxquelles s’ajoutera le lent travail de sape de l’expression de la chrétienté mené par un libre penseur, tandis que se profile avec de plus en plus d’insistance la menace d’une vengeance des Albanais.

Un récit d’aventures chrétien, ancré dans la civilisation européenne

Sans jamais donner dans le voyeurisme malsain ni la vulgarité, le roman se construit en crescendo, alternant scènes intimistes et scènes d’action. Comme autant de fils rouges, des symboles, profanes et religieux, vont jalonner le roman : une chanson de l’époque soviétique (le sorbier de l’Oural), un tronçon d’épée (trouvé sur le site de la bataille de 1389), une icône de la Mère de Dieu (dont l’auteur nous dit qu’elle est semblable à celle de la basilique des Saints-Apôtres-du patriarcat de Peć), des cloches qui appellent à l’Angélus après de longues années de silence… De même, Denis Vignot tient le pari d’unir la poésie à la réalité quotidienne et des références, des citations de poètes russes, serbes, anglais ou français émaillent le récit et le soutiennent comme autant de repères intemporels.
On croise, pêle-mêle, Victor Hugo, Francis James, Shakespeare, Lermontov, Voznessenski, Tolstoï, Chrétien de Troyes…
À l’instar de Mauriac qui ne se voulait pas un écrivain catholique, mais un catholique qui écrivait des romans, l’auteur de Varka n’est pas un écrivain chrétien, mais un chrétien qui écrit des romans. S’adressant à un vaste public, croyant ou non croyant, il évite ainsi les approches doctrinaires pesantes et rébarbatives : son catholicisme est celui de la vie ordinaire d’une famille pratiquante, celui de ceux qui vivent leur foi dans leur vie de tous les jours, sans jamais chercher à l’imposer aux autres, mais en assumant leur identité catholique et le message évangélique qu’ils portent par l’exemple. Avec Tatiana, Philippe tend la main à l’orthodoxie en mettant en avant ce qui les unis, sans toutefois ignorer ce qui les sépare, et puisque ce qui leur est commun est plus fort que ce qui les oppose et qu’ils ont appris à se découvrir, ils prennent l’habitude de prier ensemble. Avec Julie, il fait face au défi de la Révélation et s’incline devant l’appel de la Mère de Dieu qui l’a choisi durant son séjour en Métochie pour protéger la jeune fille.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, les héros de Varka, s’ils subissent les effets de la passion, de leur humanité, n’en sont pas moins fidèles à l’honneur chrétien tel que le définissait Georges Bernanos : « Il y a un honneur chrétien : il est la fusion de l’honneur humain et de la charité du Christ ». Cet honneur est celui d’Angelo Pardi et de Pauline de Théus mis en scène par Giono.9 Comme Angelo, Philippe Daversin est totalement étranger au compromis, à la trahison de ce qu’il considère comme son idéal. Bien qu’issu d’une longue lignée terrienne, paysanne, il est chevaleresque et aristocrate, là où d’autres comme Monteil de Labzac, officier de la DGSE, ont oublié ce que signifie noblesse oblige. Si lui, français et catholique, trouve son alter ego en Tatiana, russe et orthodoxe, c’est parce que tous deux plongent profondément leurs racines dans cette chrétienté qui, qu’on le reconnaisse ou non, a fait se dresser des milliers d’églises, de couvents et monastères sur les terres de la Vieille Europe, de l’Atlantique à l’Oural.

Le Kosovo, terre sacrée

Dans La Colline Inspirée, Barrès a écrit qu’il « est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystères, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse. » À cet égard, la Métochie « terre d’église » au sens littéral, celui où la terre appartient à l’Église, ne pouvait être que le lieu de la rencontre de Tatiana et Philippe. Philippe et, par contre-coup, sa famille, ses proches et ses collaborateurs n’échapperont pas à l’alliance des haines, la mafia albanaise trouvant dans le village un allié inespéré. Quand le lecteur fermera la dernière page de Varka, face à la cruauté de l’homme, le « pourquoi ? » de Dimitri Karamazov continuera longtemps de retentir.
C.G.
1. https://www.facebook.com/photo.php?fbid=909727376153625&set=a.406255173167517&type=3&theater
2. Annexe 1 (article 8) : http://www.operationspaix.net/DATA/DOCUMENT/2478~v~Resolution_1244_-_deploiement_de_presences_internationales_civiles_et_de_securite_au_Kosovo_-_S_RES_1244__1999_.pdf
3. https://www.youtube.com/watch?v=6ufqO_bAQh4
4. https://www.les-crises.fr/dick-marty-sur-le-trafic-dorganes-au-kosovo-qui-sera-assez-fou-pour-temoigner/
5. Auteur de « L’Europe est morte à Pristina ».
6. Procureur du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) de 1999 à 2007.
7. Ushtria Çlirimtare e Kosovës, Armée de Libération du Kosovo.
8.Comme Baltasar Gracián y Morales, jésuite espagnol, l’avait fait trois siècles plus tôt.
9. In le Hussard sur le Toit.

Partager cette page

S'abonner à « Méthode »


Saisissez votre adresse mail dans l'espace ci-dessous : c'est gratuit et sans engagement

Nous contacter