MAI - JUIN 2021

Turquie – Europe – Moyen-Orient sur la ligne de fracture

par Roland PIETRINI


Il y a cinq ans à peine, certains spécialistes considéraient que la Méditerranée n’était plus au cœur d’enjeux stratégiques majeurs. Aujourd’hui, la crise turco-grecque en Méditerranée orientale nous ramène à un simple constat, le bassin méditerranéen qui syncrétise toutes les cultures est, depuis le VIII° siècle, l’épicentre des affrontements entre deux civilisations majeures, la civilisation chrétienne et la civilisation musulmane, avec des flux et des reflux (Al-Ándalus en espagnol, entre 711 (premier débarquement) et 1492 (chute de Grenade).
Avec la montée des islamismes radicaux, dont l’affaiblissement du christianisme est l’une des causes, (la nature a horreur du vide) la confrontation entre ces deux civilisations a repris tout son sens. C’est ce qui sous-tend toutes les compétitions et les « belligérances » que l’on ne saurait résumer aux seuls conflits économico- stratégiques. Par ailleurs, on ne saurait détacher la crise en Méditerranée orientale de toutes les crises du pourtour méditerranéen, au sens le plus large possible
L’histoire des peuples méditerranéens a été écrite de manière différente par les uns et n’est pas forcément acceptée par les autres. L’histoire de Carthage et celle de la Gaule sont écrites par les Romains, celle des « Berbères » est écrite par les Arabes puis les Ottomans, celle de l’Europe moderne par les vainqueurs de la seconde guerre mondiale, essentiellement les USA.
L’histoire de la décolonisation n’est pas encore réellement écrite et on voit bien les problèmes que cela cause. Qui ose encore dire que l’Algérie, avant d’être colonisée en 1830 par la France et jusqu’en 1962, soit durant 132 ans, a été occupée par les Ottomans dès 1515 et pour plus de 3 siècles ? Il serait certainement utile de l’enseigner dans nos écoles.
La Méditerranée est différente selon qu’on la regarde depuis le détroit de Gibraltar ou à partir du Bosphore. Alors, de quelle Méditerranée parle-t-on ?
Ceux qui ont voyagé par la mer entre Athènes et Istanbul et entre Istanbul en Turquie et Sotchi en Russie puis Sébastopol en Ukraine et Constanta en Roumanie en comprennent à la fois toute la richesse et la complexité.
Le grand espace méditerranéen inclut aussi par extension la mer Noire. De la mer de Marmara à la mer d’Azov, de la mer Egée au large de la Sicile à la mer du Levant au large d’Alexandrie nous sommes sur un continuum de fractures au sens tectonique du terme. C’est au long de ces lignes de fractures et de tensions que les conflits se développent, tels des séismes lorsque les grandes plaques tectoniques s’affrontent.
Sur le temps long, la Méditerranée n’a jamais connu la paix, depuis les guerres antiques en passant par les guerres balkaniques, la première guerre mondiale, la seconde, la guerre gréco-turque, les guerres coloniales...
Aujourd’hui, l’esprit inconscient des peuples, certains spécialistes parleraient de traces mnésiques inconscientes dans lesquelles les masses conservent les impressions du passé, ressurgit. Les peuples possèdent une culture profonde et une mémoire collective enfouie, ils gardent en eux les blessures subies au cours de siècles et certaines attitudes agressives de dirigeants obéissent à ces désirs de réparation.
L’effondrement de la Yougoslavie après la disparition de Tito en est un exemple parmi d’autres, il a fait renaitre la concurrence culturelle entre les peuples serbe, croate, slovène, etc.
C’est un fait, lorsqu’on tente d’étouffer la question des nationalités liée à la diversité des cultures et des religions, celle-ci revient en force.
C’est la raison pour laquelle on ne peut comprendre les tensions en Méditerranée orientale sans tenir compte du profond attachement des peuples à leurs racines, à leur religion et à leur histoire. Cet attachement appartient à leur inconscient profond, mais il faut se souvenir que la guerre n’est pas une seulement une transgression mais aussi une expression.
Le projet de la Turquie de reprendre une place en Méditerranée qui lui fut, selon elle, confisquée par la volonté des grandes puissances de l’époque (France-Angleterre) obéit à ce sentiment, celui d’avoir subi une injustice et de tout faire pour la réparer.
Déjà, dès le XV° siècle, l’empire ottoman est sur le déclin. Lors de la bataille de Lépante le 7 octobre 1571, (Cervantès y avait perdu un bras d’où son surnom « le manchot de Lépante - El manco de Lepanto ») les Ottomans d’Ali Pacha sont défaits par la flotte alliée des Vénitiens, des Espagnols et de la papauté dirigée par Don Juan d’Autriche. C'est ce qui marque la fin de la puissance maritime ottomane en Europe. Mais il faudra attendre 1923 pour que l’empire s’effondre définitivement avec la création de la Turquie moderne.
Alliée aux Austro-Hongrois et aux Allemands lors de la seconde guerre mondiale, la Turquie s’est retrouvée dans le camp des vaincus. Le traité de Sèvres, conclu le 1° août 1920, lui est extrêmement sévère, les territoires à majorité arabe, (Syrie, Palestine, Liban, Mésopotamie, Hedjaz, Asir, Yémen) sont détachés de l'Empire et ceux du croissant fertile (qui traverse les États actuels d'Israël, de Palestine, de Jordanie, de Syrie, du Liban, le sud-est de la Turquie, le nord et l'est de l'Irak, et le nord-ouest de l'Iran) sont placés par décision de la Société des Nations sous mandats britannique et français (accord Sykes-Picot).
C’est en fait une décolonisation contrainte. La côte égéenne est occupée par les Grecs et les Italiens, les détroits des Dardanelles et du Bosphore, verrous stratégiques, échappent à la souveraineté turque, la majeure partie de la Thrace devient grecque. L'Arménie au nord-est se détache et un Kurdistan est envisagé à l'est. L'Empire ne conserve sa pleine souveraineté qu'en Anatolie centrale et septentrionale. C’est la fin définitive de l’hégémonie de la Turquie dont les fondements remontent au XIII° siècle.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, possède une soif de pouvoir et de domination qui ne souffre aucune contestation, tout en jouant sur l’exaltation du sentiment national en le sublimant. Le retour en force d’un islamisme qui ressemble à s’y méprendre à un islamisme d’État n’en est qu’une conséquence.
Sa politique interventionniste est donc dictée autant par des raisons intérieures que par des raisons stratégiques (c’est un bien grand mot pour un tel personnage) extérieures.
La Turquie en réalité ne sait plus où elle se situe, elle est en déséquilibre sur cette ligne de fracture qui partage l’Asie et l’Occident et de rupture entre les grandes religions monothéistes. Elle est par ailleurs, d’une certaine manière prisonnière par son appartenance à l’Otan, signataire malgré elle d’une charte (celle du traité de l’Atlantique nord) qui va l’encontre même de sa culture. Cette charte stipulant dans son article 1 : que les pays signataires sont « Déterminés à sauvegarder la liberté de leurs peuples, leur héritage commun et leur civilisation, fondés sur les principes de la démocratie, les libertés individuelles et le règne du droit ».
Nous sommes bien loin de l’intelligence d’un Poutine qui offre à son pays une ligne claire, sur laquelle on peut être en désaccord, mais qui obéit à une certaine prévisibilité, mettant ainsi en concordance son discours et ses actes, tout en se donnant les moyens diplomatiques et militaires de les appliquer.
Si Erdogan se sent pousser des ailes, c’est essentiellement à cause de notre faiblesse (celle de l’Occident). Nous avons fermé les yeux sur les liens que la Turquie entretenait, au nez et aux yeux de tous, avec l’Etat Islamique du Levant en Syrie (Daesh), même si d’apparence la Turquie faisait partie de la coalition. On a fermé les yeux sur la répression des Kurdes1, on n’a réagi que tardivement et en ordre dispersé devant ses velléités de reconquête. « Nous allons déchirer les cartes », celles qui établissent les frontières maritimes actuelles entre la Grèce et la Turquie, et « nous reprendrons ce qui nous revient de droit dans la mer Egée ».
Seuls la France, l’Italie et la Crète ont répondu par des discours de fermeté et des gesticulations militaires. C’était bien le moins que l’on pût faire.
Erdogan se prend pour un grand sultan, il n’est que mamamouchi, à ce jeu d’affirmation de soi, il risque d’y perdre quelques turbans.
Contrairement à beaucoup d’experts, je pense qu’il a au moins une qualité, celle de connaitre ses limites. Il ne franchira pas, pour l’instant, la ligne rouge fixée en Méditerranée orientale, à condition de la maintenir avec fermeté, ce qu’a tenté de faire la France avec sa présence marquée avec des frégates et par sa vente de Rafale à la Grèce.
Les déclarations d'Emmanuel Macron sur une Alliance Atlantique en état de "mort cérébrale", sont un signe de la prise de conscience que tout est lié. Mais il est bien seul. Ni les États-Unis, ni l’OTAN, ni l’Europe par la voie de l’Allemagne, ne semblent s’aligner sur cette position.
Cette ligne rouge sera-t-elle suffisante ? En tout cas, cela a déjà eu des effets de repli de sa part qui n’est probablement que provisoire.
Certes, Erdogan a exprimé récemment son intention de « remettre sur les rails » ses relations avec Bruxelles devant les ambassadeurs des pays européens qu’il avait réunis à Ankara. « Nous espérons que nos amis européens montreront la même volonté ».
En réalité, son objectif est de diviser les Européens, ce qui ne sera pas un exploit, compte tenu du fait qu’ils le sont déjà. Récemment, il a rouvert ses frontières aux réfugiés (dans le but de s’en servir comme un nouvel objet de chantage ?) et continue discrètement et habilement à violer l’embargo sur les armes en Libye.
Une fois de plus la France se retrouve un peu seule avec l’Italie et la Grèce et les sanctions économiques souhaitées à l’encontre de la Turquie se heurtent comme d’habitude à l’Allemagne qui fait passer son intérêt mercantile avant celui de la communauté en leur vendant des sous-marins 2. Compte tenu de la présence sur son territoire de 3 millions de Turcs, la chancelière Merkel ne souhaite pas un affrontement avec Erdogan. Un esprit chagrin pourrait aussi évoquer le rôle passif du gouvernement allemand de Theobald von Bethmann Hollweg qui était informé des plans génocidaires de l'Empire ottoman dès 1912, tout en décidant de ne rien faire3. De là à penser que la chancelière Merkel reste prudente en raison de cette faute qui pourrait être mise à profit par l’agitprop turque, je ne franchirais pas le pas. Mais tout est dans tout et réciproquement…
La Turquie intervient ou est intervenue dans cinq conflits différents, successivement ou simultanément. Le Haut-Karabakh, la Syrie, la Libye, Chypre et la mer Egée traduisent une constance, profiter des opportunités et être présente là où nous brillons par notre faiblesse ou notre absence.
Si on analyse succinctement chacun de ces conflits et du point de vue turc, ils reposent tous sur des contestations territoriales et ethniques.
Dans le Haut Karabagh, l’accord conclu par l’Arménie et l’Azerbaïdjan, sous l’égide de la Russie, qui met fin à quarante-quatre jours de combats meurtriers pour la possession du Artsakh, consacre une victoire militaire azerbaïdjanaise, ce qui fait dire à Erdogan : « « Nous, la Turquie et le peuple turc, avons ressenti dans notre cœur depuis vingt-huit ans, avec nos frères azerbaïdjanais, cette douleur de l’occupation. La joie de nos frères azerbaïdjanais est notre joie, leur fierté est notre fierté » tout en affirmant que "la lutte" de son allié contre l'Arménie devait se poursuivre.
Le terrain d’affrontement se situe autant, sinon plus, sur le terrain culturel et religieux que sur le fait de récupérer quelques territoires perdus. 97% des Arméniens appartiennent à l'Église apostolique arménienne (église orientale qui s'est déclarée indépendante en 374 (avant le concile de Chalcédoine de 451), les Azerbaïdjanais sont musulmans à 96,9% et 75 % sont chiites. Or, le Haut-Karabagh est peuplé d'Arméniens à (95 %) et lutte pour son indépendance ou son rattachement à l'Arménie. Le 2 septembre 1991, il avait déclaré son indépendance qui ne fut reconnue par aucun État membre de l'ONU.
Et aujourd’hui nous déplorons l’exode des populations et la destruction des lieux de culte !
Il est curieux qu’à cette occasion personne n’a évoqué le génocide des Arméniens sur le territoire turc qui fut comparable à la Shoah, par son organisation et sa systémisation4.
La reprise du haut Karabagh par l’Azerbaïdjan est donc une manière déguisée d’éliminer une poche chrétienne sur un territoire totalement musulman. Le fantôme de Mustafa Kemal Atatürk doit se retourner dans sa tombe, lui qui disait « L'homme politique qui a besoin des secours de la religion pour gouverner n'est qu'un lâche ! Or, jamais un lâche ne devrait être investi des fonctions de chef de l'État ». Tout le contraire d’Erdogan.
En Syrie, le traumatisme qu’aurait subi les Turcs à cause des Arabes, en particulier les Syriens sous l’égide du roi Fayçal, accusés au xxe siècle comme ayant pactisé avec les Occidentaux contre les Turcs afin de prendre Damas fait partie des raisons pour lesquelles la Turquie d’Erdogan intervient contre le régime syrien. Le mythe des « traîtres » arabes dans l’imaginaire collectif turc reste fortement ancré.
De nombreuses tensions sont aussi liées à des controverses sur la frontière entre les deux pays, telle que la question du partage des eaux du Tigre et de l’Euphrate et qui plongent leurs racines dans la période de protectorat européen sur la région.
La question kurde est aussi l’un des aspects essentiels des tensions entre les deux pays et les États-Unis se joignent également à la pression sur Damas concernant la présence du PKK sur le sol syrien.
Chypre et la mer Egée : les tensions actuelles entre la Grèce et la Turquie ne sont pas nouvelles, elles datent de plus d’un siècle. Les deux pays se sont déjà opposés dans les années 1970 puis en 1987, à nouveau en 1996 en se disputant la souveraineté d’îlots.
Mais expliquer le problème par des convoitises liées aux simples recherches gazières relève d’une approche simpliste. Depuis que la Grèce, soumise à l’empire Ottoman, a gagné son indépendance en 1821, les deux pays sont entrés en guerre à quatre reprises, en 1897 lors de la guerre dite des 30 jours avec une victoire militaire turque et une victoire diplomatique grecque, lors des guerres balkaniques de 1912 à 1913, puis lors de la première guerre mondiale de 1915 à 1918. De 1919 à 1922, la Grèce s’oppose aux révolutionnaires turcs kémalistes.
Il s’agit là aussi d’un affrontement entre deux mondes, les Grecs sont orthodoxes à 90 %, alors que 83 % de la population turque est musulmane et parmi celle-ci, 80-85 % des musulmans sont sunnites et 15-20 % sont chiites (ce qui posera un problème à terme).
Ceux qui ne veulent pas voir un antagonisme culturel fondamental sont borgnes. L’église orthodoxe est restée plus proche du christianisme des origines par le dogme, or c’est la religion la plus proche de celle qui est pratiquée par les chrétiens d’Orient, qui sont actuellement l’objet d’une discrimination insupportable, voire d’une élimination.
Cette différence culturelle et religieuse n’explique pas la totalité des confrontations mais le fond du tableau ne peut être ignoré.
Face à ces tensions et au danger de déstabilisation de l’OTAN (la Grèce tout comme la Turquie font partie de l’OTAN depuis 1952), Jens Stoltenberg secrétaire général de l’OTAN a mis en place un mécanisme dit de « déconfliction » «pour réduire le risque d’incident et d’accident dans la région». Cette politique de « déconfliction » en bon français de désescalade ne résout pas le problème de fond, celui de la redistribution des cartes. On pourrait s’interroger sur la motivation de la Turquie kémaliste de faire partie du bloc occidental, son adhésion à l’OTAN n’allait pas forcément de soi. Je renvoie à un article assez complet, rédigé par les comités Europe et Moyen-Orient et monde arabe des Jeunes IHEDN. Je note qu’il faudrait revenir sur le fait que la Turquie est considérée par l’Alliance atlantique comme un élément essentiel de la stabilité de cette région 5, ce qui est clairement le cas de la position française.
Pour les États-Unis, le choix entre la Grèce et la Turquie n’est pas « choix de Sophie » mais un choix de sophisme… Il n’y a pas de choix. La Turquie reste encore, aux yeux des Américains, un rempart essentiel à la défense du flanc sud contre la Russie. Certains stratèges américains influents n’ont pas intégré tout à fait la chute de l’URSS et considère sans nuance Poutine comme un affreux dictateur, réel danger pour la paix dans le monde. Ils ne sont pas les seuls, mais ils sont les seuls à pouvoir orienter la politique de l’OTAN en désignant pour l’Europe un seul adversaire, le sien.
La Turquie continue donc du point de vue américain à être une pièce stratégique majeure face à la Russie, à la fois plateforme logistique et base nucléaire de l’OTAN.
Les sanctions contre la Turquie pour son acquisition du système de défense antiaérienne russe S-400, qui interdisent désormais l’attribution de tout permis d’exportation d’armes à l’agence gouvernementale turque concernée, a sorti la Turquie de la famille F35, ne sauraient durer longtemps. Un compromis est en cours et les USA seraient prêts à leur fournir des missiles Patriot si les S400 Triumph n’étaient pas activés…
Il faudra donc observer de près la position de la nouvelle administration américaine avec l’élection de Biden, mais aussi la position de Moscou qui ne peut être qu’évolutive à cause de la situation en Libye, de leur antagonisme en Syrie.
Les relations détestables entre la France et la Turquie, et plus particulièrement entre les Présidents Macron et Erdogan, traduisent bien évidemment de nombreuses tensions entre les deux Nations. Mais là aussi ces tensions sont d’ordre « culturels ». La dissolution du groupe ultranationaliste turc des « Loups gris », dont de nombreux membres soutiennent le président Recep Tayyip Erdogan et qui faisait planer des rétorsions contre les Arméniens en France, a déclenché chez Erdogan des réactions haineuses. L’attitude de la France avec ses lois et l’interdiction partielle du port du voile est considérée comme discriminatoire envers les musulmans. "Tout ce qu'on peut dire d'un chef d'État qui traite des millions de membres de communautés religieuses différentes de cette manière, c'est : allez d'abord faire des examens de santé mentale". Le président turc a aussi dénoncé comme une provocation les déclarations du président français lors de la présentation du projet de loi pour lutter contre les séparatismes notamment le "séparatisme islamiste". Par ailleurs, la polémique a été relancée par le président Erdogan après l'hommage national à Samuel Paty.
Cet aspect du problème est fondamental, la lutte d’Erdogan est globale, elle est prosélyte et ne se résume pas aux uniques tensions internationales. Ces menaces ne sont pas fictives, son influence sur la communauté musulmane par le biais des Imans payés par son gouvernement sur le sol de France en est un exemple flagrant.
La France, en défendant sa vision de la laïcité, se retrouve totalement isolée sur le plan international et incomprise par ses amis réputés les plus proches.
Nous sommes en total désaccord sur la Syrie, la Libye et la Méditerranée orientale. Fin octobre 2020, Recep Tayyip Erdogan a appelé à boycotter les produits français, accusant son homologue français Emmanuel Macron « d’islamophobie » pour avoir défendu le droit de caricaturer le prophète Mahomet et de mener une « campagne de haine » contre l’islam et mis en cause son « état de santé mentale ».
La riposte française est ferme d’apparence, vente de Rafale à la Grèce et possibilité de vente de frégates, en dépit du « coup de pied en vache » des États-Unis. Ses effets seraient encore plus déterminants si nous avions su préserver une souveraineté suffisante pour faire entendre une voix différente.
Le monde est privé de cette parole libre française qui faisait de la France une Nation différente des autres et écoutée. Aujourd’hui, il serait probablement impossible pour un président français de refuser la participation de la France à un conflit non souhaité, comme l’avait fait Chirac à propos de l’Irak. Il fut, je le crains, le dernier héritier de la vision gaullienne de la France, notre intégration à l’OTAN a signé désormais la fin ultime de notre indépendance nationale, la mondialisation et l’intégration européenne ont fait le reste.
En Libye, la France soutient officiellement, mais mollement, le général Haftar à la tête du LNA, (reçu par Emmanuel Macron, quatre fois en trois ans) probablement pour des raisons d’intérêts stratégiques avec les Émirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite et l’Égypte, qui le soutiennent aussi.
Tout cela sans grand succès puisque la Turquie, qui soutient le GNA de Tripoli y envoie des mercenaires syriens, des drones chinois et a installé deux bases permanentes à l’ouest du pays, à al-Watiya où les Turcs entretiennent des F-16, des drones Bayraktar TB-2 et Anka-S appuyés par un système de défense aérienne MIM 23.
La guerre pour les grecs anciens était naturelle, les périodes de paix une simple trêve, c’est ce que nous avons vécu en Europe jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Ce temps semble révolu.
Nous avons en cette période des alliés hostiles et des ennemis qui pourraient devenir des alliés de circonstance. Si Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, qui n’était pas en manque de mots, pouvait nous parler, il serait enclin à nous dire à propos de la situation actuelle “Qui n’a pas les moyens de ses ambitions a tous les soucis.” Nous avons, en effet, les soucis et certainement pas les moyens de nos ambitions. Nous devons engager aussi un réel effort pour que notre diplomatie ait une politique beaucoup plus ambitieuse et plus en lien avec la réalité.
Israël, par exemple, est l'un des pays non européens avec qui la Turquie a le plus intensifié ses échanges commerciaux depuis les années 1980. Ce jeu particulier d’Israël, encouragé par Washington, traduit à lui seul toute la complexité des relations internationales au Moyen-Orient.
La liste des pays arabes en lien avec l’État hébreu n’arrête pas de s’allonger. Le Maroc a annoncé qu’il ouvrait la discussion avec Tel-Aviv et de manière concomitante les USA ont vendu des hélicoptères Apache au Maroc. Des paroles suivies par des actes avec les Accords d’Abraham, auxquels s’est également joint le Bahreïn. Le 23 octobre 2020, c’était au tour du Soudan de mettre fin à son statut de guerre avec Israël. « Le cercle vicieux du boycott et de l’hostilité a été brisé, menant une fin progressive au conflit israélo-arabe même si les relations avec les Palestiniens ne se sont pas améliorées », commente Ehud Yaari, expert israélien des relations avec le monde arabe auprès du Washington Institute for Near East Policy.
Suivre le marché des ventes d’armes au MENA (Moyen-Orient Afrique du nord) traduit assez bien le bouleversement des alliances qui est en cours.
Les États-Unis de 2015 à 2019 ont été le premier exportateur d'armes dans 13 pays de la région MENA, fournissant près de la moitié (48 %) des armes de la région. La Russie suit avec 17 %, puis la France (11 %), le Royaume-Uni (5 %) et l'Allemagne (5 %).
Le Maroc est en tête de la région MENA en termes de pourcentage d'armes acquises aux États-Unis avec 91 % des armes, le reste provient de la France (9 %) et du Royaume-Uni (0,3 %).
Nous avons là approximativement en pourcentage le niveau d’influence auquel nous nous situons.
Nous sommes probablement à un tournant de notre histoire, les ambitions des dictateurs naissent toutes de la faiblesse des nations. La situation que nous vivons relève d’un scénario que personne n’aurait pu imaginer il y a un an à peine. Qui aurait pu imaginer les effets d’une crise pandémique mondiale ? Qui aujourd’hui est en mesure de prédire l’avenir ?
Dans l'Antiquité, l’haruspice interprétait la volonté divine en lisant dans les entrailles d’un animal sacrifié. Je ne pratique pas l’hiéroscopie. Je devine cependant que plus que jamais nous devrions choisir entre la soumission et la résistance.
Nous vivons en ce siècle une tragédie grecque aux origines religieuses et civilisationnelles indéniables dont les États en sont les personnages. Dans ce théâtre de Dionysos, ils attendent leur tour, Israël, Égypte, Iran, Russie, Palestine et bien d’autres. La situation reste relativement imprévisible dans le détail et prévisible dans sa généralité. À la fin, il y a toujours des victimes et un ou plusieurs meurtriers. Souvent c’est le plus proche ami qui tue.
Aujourd’hui, nous en sommes encore qu’au prologue, d’autres épisodes restent à venir, entre chœur et acteur la répartition reste encore floue, mais dans la vraie vie, ce n’est pas toujours le spectateur qui a la meilleure place.
Alors, d’autres acteurs peuvent entrer dans la danse. Aristote faisait de la péripétie6 l'une des caractéristiques de la tragédie, il la décrit comme « un changement en sens contraire dans les faits qui s'accomplissent, nous pourrions dans un futur très proche vivre une telle péripétie. Ce sera l’objet ici ou ailleurs d’un prochain article.

R.P.

NOTES ET RÉFÉRENCES

1. Le problème kurde source de conflit, par Eric Rouleau (Le Monde diplomatique, février 1959) (monde-diplomatique.fr) "La Turquie est importante pour l'OTAN", selon le secrétaire général de l'organisation | Euronews
2. En effet, quand Ankara lança son offensive contre les milices kurdes syriennes en octobre 2019, Berlin a décidé de suspendre les livraisons d’équipements militaires susceptibles d’être utilisés lors de cette opération. En revanche, les exportations concernant le domaine naval ne sont pas concernées par cette mesure. Or, en 2009, le gouvernement allemand avait approuvé la vente, par le constructeur naval ThyssenKrupp Marine Systems [TKMS], de six sous-marins de Type 214T à la Turquie, avec une garantie financière de 2,5 milliards d’euros. Et cela, dans le cadre d’une licence attribuée à Gölcük Naval Shipyard. » La vente à la Turquie de six sous-marins de Type 214T fait des vagues en Allemagne | Zone Militaire (opex360.com).
3. Rôle de l'Allemagne dans Génocide arménien — Wikipédia (wikipedia.org)Le rôle de l'Allemagne a longtemps été sous-évalué et fait encore l'objet de controverses. L'Allemagne avait déjà été muette lors des massacres hamidiens de 1894-1896. Cette position était considérée comme résultant d'une forme de realpolitik, l'Allemagne ayant d'énormes intérêts stratégiques et économiques en Turquie et se contentant de défendre une position de « non-ingérence ». Bien que le gouvernement allemand n'ait pas pris part activement aux massacres, les études récentes montrent que l'Allemagne était informée des plans génocidaires de l'Empire ottoman dès 191262, et décida de ne rien faire, comme le confirma Henry Morgenthau à propos de Hans Freiherr von Wangenheim, qui déclara qu'il « ne fera rien pour [aider] les Arméniens »63. De même, la participation à la préparation et la mise en œuvre des massacres par certains fonctionnaires et militaires allemands en poste dans l'Empire ottoman a été mise au jour. À partir des archives allemandes et autrichiennes, Vahakn Dadrian évoque l'exemple du général Fritz Bronsart von Schellendorf, vice chef d'état-major ottoman, qui signa des ordres de déportation dans lesquels il demande que de « sévères mesures » soient prises à l'encontre des bataillons de travail arméniens… (de) Jürgen Gottschlich, Beihilfe zum Völkermord : Deutschlands Rolle bei der Vernichtung der Armenier, Ch. Links Verlag, 24 février 2015, 344 p. (ISBN 978-3861538172).
4. Les déportations et massacres sont préparés et organisés depuis Constantinople, alors capitale de l'Empire, et mis en œuvre à l'échelle locale par les responsables des divers districts et provinces. Chaque responsable local est chargé de rassembler ses administrés arméniens, puis les soldats et gendarmes ottomans escortent les convois jusqu'au désert dans des « marches de la mort » et procèdent eux-mêmes aux assassinats ou laissent libre cours à la violence de groupes de bandits armés majoritairement kurdes. De nombreux criminels, regroupés dans ce qui sera connu comme l'« Organisation spéciale », ont été libérés par les autorités à cette fin.
5. COMPTE-RENDU : LE RÔLE ET LA PLACE DE LA TURQUIE DANS L’OTAN - Les Jeunes de l'IHEDN (jeunes-ihedn.org)
6. Une péripétie (qui tombe autour, qui tombe sur) désigne en général dans un poème épique, un roman, une pièce de théâtre, tout événement soudain qui change la situation et opère aussitôt une sorte de révolution dans l’action même et dans la situation des personnages. La première réflexion théorique sur la péripétie se trouve dans la Poétique d'Aristote

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