FÉVRIER - MARS 2021

Joseph de Maistre, catholique et russophile

par Marc FROIDEFONT


Cette année 2021 est celle du bicentenaire de la mort de Joseph de Maistre. Ce savoyard, qui eut une certaine notoriété en son temps, et dont les livres furent lus tout le long du dix-neuvième siècle, n'est pas aujourd'hui complètement oublié du public, beaucoup s'en faut. En Russie, l'historien Gennady Samuylov a déjà organisé colloques et conférences à son sujet, et réitère cette année à l'occasion du bicentenaire. En France, Pierre Glaudes, Professeur en Sorbonne, a édité il y a peu d'années ses œuvres ainsi que sa correspondance. Dans les débats publics, il n'est pas rare que son nom soit cité, ainsi que le fait, par exemple, Michel Maffesoli.
Né en 1753 en Savoie, laquelle faisait alors partie du royaume de Piémont-Sardaigne, Joseph de Maistre aurait pu vivre paisiblement à Chambéry, remplissant consciencieusement ses fonctions de sénateur, et fréquentant les loges franc-maçonnes. À noter que toute la franc-maçonnerie de l'époque n'était pas celle d'aujourd'hui, Maistre ne voyait pas dans ses activités quelque chose qui eût pu être incompatible avec le christianisme.
En septembre 1792 un événement bouleverse sa vie ainsi que celles de bon nombre de ses compatriotes : les troupes françaises envahissent la Savoie, laquelle est annexée et devient département français. Maistre, par fidélité à son Roi, quitte Chambéry et s'installe à Lausanne où pendant quelques années, il vit en tant qu'émigré, tentant depuis la Suisse, d'organiser une propagande contre-révolutionnaire à destination de la Savoie. Sa situation est difficile, il n'a guère de moyens, et les succès militaires français semblent, aux yeux de ses contemporains, rendre victorieuses les idées de la Révolution française.
En 1797, Maistre publie son premier ouvrage important : Considérations sur la France. Beaucoup de livres avaient été écrits à propos de la Révolution, ceux de Calonne, de Mallet du Pan et de bien d'autres. Celui de Maistre a ceci d'original que plutôt que de développer une analyse seulement politique, il présente la Révolution sous un aspect religieux, providentialiste. Cette Révolution est une épreuve, elle est un châtiment de Dieu pour régénérer la France, et Maistre assure que la France aura de nouveau un roi.
Après bien des péripéties liées au contexte politique et militaire de l'époque, Maistre devient régent de la Chancellerie de Cagliari, en Sardaigne. En 1802, une décision de son roi change radicalement son existence : il est nommé ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Il y arrive l'année suivante pour y rester jusqu'en 1817. La nouvelle situation de Maistre est certes prestigieuse, mais elle n'est pas sans sacrifice personnel : sa fonction le sépare pour longtemps de sa famille, et si son fils Rodolphe le rejoint assez tôt, il faudra qu'il attende bien des années pour pouvoir faire venir son épouse. Maistre aurait pu être un ambassadeur modeste puisque son roi, Victor-Emmanuel Ier, n'avait qu'une puissance politique limitée, mais c'est tout le contraire qui arriva.
Joseph de Maistre est en effet un causeur brillant et devient bien vite très apprécié dans les salons de l'aristocratie pétersbourgeoise. La comtesse Edling dit de lui qu'il « joignait à tous les trésors de la science et du talent une sensibilité exquise qu'il portait dans les plus simples relations de la vie. Inflexible, souvent même intraitable dans ses opinions, il était toujours indulgent et affectueux dans ses rapports personnels avec les individus ». Maistre est bien entendu au service de son Roi, Victor-Emmanuel Ier à qui il envoie de nombreux rapports sur la situation internationale, mais il est aussi sensible à l'intérêt de la Russie, en laquelle il voit une force capable de résister aux idées révolutionnaires et à Napoléon. Le fils de Maistre, Rodolphe, combat lui-même dans l'armée russe lors de la guerre de 1812.
Maistre a écrit un certain nombre de livres. Nous avons déjà évoqué les Considérations sur la France. Dans ce livre, non seulement Maistre voit la Révolution comme un châtiment divin, mais il critique vivement l'idéologie abstraite des Droits de l'Homme, et une de ses phrases est devenue fameuse : « La constitution de 1793, tout comme ses aînées, est faite pour l'homme. Or, il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes etc. je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan : mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie ; s'il existe, c'est bien à mon insu ». Selon Maistre, les nations sont des réalités concrètes, résultats d'un long et lent processus historique et culturel, de sorte qu'elles ont chacune leur spécificité et même leur mission.
Dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, livre pensé et rédigé en Russie, mais publié à Paris en 1821, Maistre fait converser trois interlocuteurs, le Chevalier, jeune homme influencé par les Lumières, mais plein de bonne volonté, le Sénateur, russe orthodoxe et sensible aux idées ésotériques, et le Comte, catholique, lequel est sans doute Maistre lui-même. Un tel procédé littéraire incite à la réflexion, puisque la pensée de l'auteur, plutôt que de n'avoir qu'un seul porte-parole, semble s'énoncer au travers les multiples nuances et rebonds des propos des trois interlocuteurs. Le ton est tantôt vif, tantôt ironique, et les idées sont appuyées par de multiples références, sans pourtant que l'érudition gêne la grâce des échanges. Les thèmes abordés sont nombreux ; citons quelques-uns : la justice divine en ce monde, le rôle du bourreau, le péché originel comme clé de la compréhension de la nature humaine, la guerre, la réversibilité des mérites, le protestantisme comme avant-courrier de la Révolution, la critique des philosophes des Lumières, Voltaire mais aussi et surtout Locke, l'importance de la langue et sa dégradation comme symptôme de la décadence, le pressentiment d'un renouveau religieux à venir, la critique de l'illuminisme etc.
Le dernier livre important de Maistre est Du Pape. Maistre défend l'idée de l'infaillibilité papale en matière de foi. Il s'appuie largement sur la notion de souveraineté qu'il estime être essentielle. Selon lui, le Pape, tout en laissant aux nations leur autonomie politique, devrait être le garant de la religion chrétienne. L'argumentation de Maistre est dirigée contre le protestantisme et les églises séparées en général. Maistre n'est donc pas ici sans critiquer la religion orthodoxe, mais en de nombreux endroits, il ne manque pas de répéter son admiration et son amitié envers le peuple russe.
Outre les trois titres que nous avons mentionnés, Maistre est l'auteur d'autres textes et d'une volumineuse correspondance. Son catholicisme s'inscrit dans la lignée de Bergier, le théologien qui a tant combattu les idées des Lumières. On trouve souvent dans son œuvre des références à Origène, lequel avait un renouveau de faveur à cette époque, sans pour autant que l'on acceptât toutes ses thèses. Enfin, nonobstant la primauté qu'il accorde au Pape, Maistre, s'adressant à un orthodoxe, insiste sur tout ce qui unit les catholiques et les orthodoxes : « Je suis de la religion de saint Ignace, de saint Justin, de saint Athanase, de saint Grégoire de Nysse, de saint Cyrille, de saint Basile, de saint Grégoire de Naziance, de saint Épiphane, de tous les saints, en un mot, qui sont sur vos autels et dont vous portez les noms, et nommément de saint Chrysostome dont vous avez retenu la liturgie ».
Joseph de Maistre a été à la fois catholique et russophile. Sa foi a été l'occasion de son départ de Russie, puisque Alexandre Ier jugeant le prosélytisme catholique de Maistre trop entreprenant, demanda, en dépit de leur estime réciproque, son rappel. Cette foi catholique, cependant, n'a pas empêché certains russes orthodoxes d'être influencés par ses idées. Tiouttchev, par exemple, reprend l'idée maistrienne que la Révolution française est d'essence satanique. D'une façon plus générale, on peut avancer l'hypothèse que Joseph de Maistre a été le prometteur malgré lui de certaines idées slavophiles, en ce sens qu'il a incité les Russes à se défier des fruits empoisonnés de la culture occidentale, laquelle ne peut que véhiculer des idées révolutionnaires, ennemies de la foi chrétienne.

M.F.

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