JUILLET - AOÛT 2017

Une guérilla dans le sud de la France au XIVe siècle

par Nicolas SAVY


On pourrait croire que grand conflit qui opposa les rois de France et d’Angleterre entre 1337 et 1453 est connu dans ses moindres détails. En fait, des pans entiers restent dans l’ombre et notamment une importante partie des opérations qui se déroulèrent entre les fleuves Garonne et Loire de 1345 à 1394. Au sein de cet espace se développa en effet une guérilla dont l’étude militaire est à peine ébauchée. Pourtant, les documents sont légions et permettent de mettre en lumière toutes ses facettes.
Laissant de côté l’image quelque peu caricaturale qui colle à la guerre médiévale, nous vous proposons de découvrir cette partie de l’affrontement centenaire qui, par plusieurs aspects, n’est pas sans de nombreux points communs avec les conflits asymétriques contemporains.
Cette guérilla était avant tout le fruit de la stratégie du roi d’Angleterre. Après, sa mise en œuvre sur le terrain fut une suite logique de petites opérations menées par des compagnies bien organisées dont l’efficacité fut sans égale. Malgré l’immense effort défensif réalisé par les autorités françaises, elles ne furent que rarement mises en difficulté et ce n’est que par la combinaison de manœuvres militaires, financières et de propagande qu’elles finirent par être contraintes à évacuer la région. 

1 FORCES EN PRÉSENCE ET STRATÉGIES

Avant toute chose, il convient de rappeler que l’enjeu de la guerre de Cent ans était le duché d’Aquitaine. Héritage d’Aliénor d’Aquitaine, celui-ci était aux mains des rois d’Angleterre depuis le XIIe siècle, mais comme simple seigneurie et non comme territoire souverain. C’est la volonté d’obtenir cette souveraineté qui était à l’origine de leurs conflits avec les rois de France : ceux-ci ne pouvaient envisager d’abandonner ainsi le quart de leur royaume, avec ses revenus fiscaux ou judiciaires et tout le pouvoir qui en découlait. Ces intérêts opposés avaient amené les deux adversaires à se combattre à de nombreuses reprises sans résultat satisfaisant : le conflit qui s’était déclaré en 1337 n’était en fait qu’une nouvelle tentative de régler ce problème.
La guerre de Cent Ans fut un combat du fort au faible : le premier était le royaume de France avec ses seize à dix-sept millions d’habitants répartis sur un territoire relativement prospère d’environ 424 000 km², tandis que le second était celui d’Angleterre, qui comptait autour de quatre millions de sujets installés sur une île dont l’économie était beaucoup moins diversifiée. Naturellement, les deux souverains se devaient de protéger leurs états, mais la tâche était beaucoup plus grande et difficile à organiser pour le roi de France que pour son concurrent, qui bénéficiait de la position insulaire de ses états ; de ce point de vue, il devait uniquement concentrer ses efforts sur l’Aquitaine et ses possessions normandes.
Les stratégies des deux adversaires découlèrent logiquement de ces constats. Pour schématiser, on peut définir celle du roi de France comme centrée sur le contrôle territorial, avec d’un côté la défense du royaume, avec ses villes et ses campagnes, et de l’autre la conquête de l’Aquitaine comme but principal de guerre. Face à lui, l’Anglais s’assura de la protection de ses possessions continentales, et, conscient que ses moyens militaires ne lui permettaient pas une stratégie de conquête, décida de les utiliser pour attaquer l’économie et le moral de la population de son adversaire pour l’amener à négocier avantageusement la situation de l’Aquitaine. Dès le départ, la disparité entre les buts de guerre des deux protagonistes annonçait la forme qu’allait prendre le conflit.

2 LA MISE EN ŒUVRE DES MOYENS MILITAIRES

Pour mener à bien sa stratégie, le roi de France disposait de deux grandes sortes de ressources militaires : d’une part l’immense réservoir constitué par les milices communales, et d’autre part le ban et l’arrière-ban de ses vassaux. En fait, derrière cette multitude se cachait de nombreuses restrictions d’emploi : les milices communales étaient essentiellement employées à défendre les localités dont elles étaient issues, tandis que le service armé dû par les nobles était limité en durée, une quarantaine de jours généralement. Il restait au roi la possibilité d’en retenir certains en service soldé ou d’employer des mercenaires, mais ses finances n’étaient pas encore assez développées pour constituer ainsi des armées entières.
Dans la région qui nous intéresse, la politique royale se traduisit par un effort inédit en matière de fortification et d’armement dont la mise en œuvre et le financement furent assurés par les municipalités. A partir de 1345, elles s’inquiétèrent de remettre en état les anciennes enceintes héritées des époques précédentes, puis en firent construire de nouvelles pour protéger les faubourgs qui s’étaient développés suite à l’essor économique et démographique du XIIIe siècle. Les lignes enserrant les vieux centres constituaient les enceintes principales. Formées de solides courtines, elles étaient flanquées de puissantes tours ainsi que de grosses échauguettes charpentées nommées gachiels ; elles étaient percées de portes très bien fortifiées et précédées de barbacanes.
Les enceintes des faubourgs étaient moins élaborées, en raison non seulement d’un manque de crédits, mais aussi parce que l’on ne disposait généralement pas d’effectifs suffisants pour les garnir correctement. Leur base était souvent constituée par les façades des maisons donnant sur l’extérieur, que l’on reliait entre elles par des murs pour obtenir une ligne continue. Leurs issues étaient murées et leurs étages supérieurs modifiés de façon à recevoir des lignes de hourds ; dans quelques rares cas cependant, comme à Cahors, les finances permirent d’édifier de véritables murailles, mais sur une partie du périmètre seulement. Une attention particulière était néanmoins accordée aux portes, qui étaient généralement fortifiées dans les règles de l’art. Toutes les enceintes étaient précédées de larges fossés habituellement remplis de fagots d’épineux. Devant eux s’étendaient des glacis larges de trente à quarante mètres, parfois parsemés de chausse-trappes. 
Ruines du château de Bélaye

Les localités fortifiées étaient défendues par leurs populations organisées militairement. Les hommes mettaient ainsi en œuvre l’artillerie faite de pièces à balancier, comme les trébuchets, de canons ou de grandes arbalètes à tour, mais la plupart d’entre eux s’occupaient de tirer à l’arbalète individuelle, arme principale des défenses. D’autres étaient chargés de jeter grosses pierres, mélanges irritants -faits à base de chaux vive- et incendiaires par les hourds. 
Au final, il apparaît que les villes étaient très bien défendues et difficilement prenable de manière conventionnelle. D’ailleurs, aucune ne fut prise par siège et assaut : si certaines tombèrent entre les mains de l’ennemi, ce fut suite à reddition, comme Fons en 1369 ou Bergerac en 1377, ou suite à un coup de main réussi comme à Figeac en 1371.
Là où le bât de la défense française blessait, c’était dans l’immense étendue des campagnes. Les troupes levées par les officiers royaux locaux avaient trop à faire pour lutter face aux Anglais sur quelques points chauds et participer aux opérations menées par les grandes armées du roi pour arriver à couvrir tout le territoire. Or, c’est des arrière-pays que provenaient les matières premières indispensables à la subsistance de la population et aux industries de transformation urbaines. C’est là que les Anglais attaquèrent.
Le roi d’Angleterre Edouard III inaugura sa stratégie en 1339. Alors que les Français attaquaient en Aquitaine, il débarqua en Flandres et lança un raid -appelé chevauchée- dans le nord de la France où il pilla et incendia cultures comme villages. L’opération fut reproduite à plusieurs reprises et on retiendra, pour les premières années, les chevauchées de 1346 en Flandres, de 1355 en Languedoc, et de 1356 qui se termina par la grande victoire de Poitiers.
Edouard III n’avait cependant pas les moyens de solder toutes les troupes nécessaires à une ruine suffisante du royaume de France. Il avait en revanche le pouvoir de transformer des actes de grand brigandage en guerre légale : il lui suffisait pour cela de légitimer l’action de tous ceux qui s’en prenaient de quelque façon que ce soit aux biens et aux sujets de son adversaire en édictant qu’ils le faisaient suivant sa volonté.

Le château de Belcastel
Ce n’était pas un détail : les individus concernés ne relevaient plus du droit commun, c’est-à-dire qu’en cas de capture suite à un incendie ou un pillage, ils n’étaient plus condamnés mais mis à rançon ; de la même façon, les biens dont ils arrivaient à s’emparer n’étaient plus des larcins, mais des prises de guerre dont ils pouvaient disposer selon leur bon vouloir. Ce faisant, il conforta l’action des compagnies qui opéraient déjà dans le royaume de France et favorisa leur développement. Ces bandes étaient aussi appelées « routes », francisation de l’allemand rotte, qui signifiait regroupement militaire plus ou moins légal ; leurs membres étaient ainsi appelés routiers. Ces troupes, au départ simples éléments détachés des grandes armées anglaises, avaient commencé à opérer entre Garonne et Loire après la prise de Bergerac par le comte de Derby, en 1345. Remontant les vallées de la Dordogne et du Lot, elles s’étaient emparées de Belcastel, Domme, Bélaye, Montcuq et de nombreuses petites localités.
Porte fortifiée de Domme

Le château de Castelnau-Bretenoux fut une pièce importante du dispositif français dans le nord du Quercy

Leurs activités s’intensifièrent considérablement, d’abord après 1355, puis surtout après la pause constituée par la paix de Brétigny (1360-1369), et elles restèrent à un niveau élevé jusque vers 1390. Loin d’être les regroupements anarchiques de déclassés que l’on a souvent décris, les compagnies de routiers étaient des entités militaires cohérentes, bien organisées et très souples d’emploi. Chacune d’elles comptait un effectif variant entre une vingtaine et trois cent combattants, généralement à cheval, regroupés autour d’un capitaine, souvent cadet ou bâtard de famille noble. S’il est probable que les plus modestes, avec leurs deux à trois dizaines d’hommes, commandaient seuls, les autres bénéficiaient de l’aide de subordonnés appelés connétables pour diriger leurs troupes ; l’un de ces connétables pouvait prendre la fonction de lieutenant de son chef si ce dernier venait à s’absenter ou si ses troupes tenaient plusieurs points. Il était aussi assisté d’un ou de plusieurs portiers, responsables de la garde de la ou des garnisons. Enfin, il avait avec lui un échelon administratif, composé d’un clerc ou plus, dont le rôle consistait à gérer les affaires de la compagnie, c’est-à-dire tenir les comptes, rédiger les chartes et autres documents, mais aussi négocier des contrats ou conventions diverses.

La porte Saint-Michel, sur l’enceinte des faubourgs de Cahors
Chaque compagnie, en arrivant dans sa zone d’action, s’y emparait d’un point fort, en général un château de modestes dimensions, d’où elle pouvait ensuite opérer. Les modes d’action utilisés étaient basés sur l’effet de surprise et la mobilité : embuscade, coup de main et chevauchée ou raid. Chaque opération était préparée en amont, avec récolte de renseignement et logistique, en fonction de son objectif ; il pouvait s’agir de capturer des paysans aux champs pour les soumettre à rançons, de s’emparer de villages pour les piller, ou encore et plus simplement de ravager les campagnes, en incendiant les récoltes par exemple, pour forcer les autorités municipales concernées à négocier.

Blason de Bertrucat d’Albret
En effet, les populations et les activités économiques urbaines dépendaient entièrement des arrière-pays pour la fourniture des matières premières et de la nourriture ; or, nous l’avons évoqué plus haut, si les défenses des villes étaient très efficaces en ce qui concernait les périmètres fortifiés, elles étaient inopérantes en ce qui concernait les campagnes alentours. Afin de préserver leurs localités, les autorités n’avaient d’autre choix que de négocier des suspensions d’armes de plusieurs semaines ou mois avec l’ennemi : en échange de ces paix précaires, elles devaient lui fournir nourriture, biens de consommation et argent, assurant ainsi sa subsistance.
Ce n’est toutefois pas les qualités tactiques et la capacité de nuisance seules des compagnies qui assurèrent leur mainmise sur la région. En effet, avec l’appui du roi d’Angleterre, l’un des plus puissants de leurs capitaines, Bertrucat d’Albret, parvint à construire une sorte de système féodal parallèle impliquant tous les autres chefs routiers. Au début des années 1370, cette organisation commença à fonctionner de mieux en mieux : les capitaines s’entraidaient, leurs zones d’action étaient réparties avec une relative précision, tandis que tous les différents nés entre eux ou avec leurs ennemis au sujet de rançons ou de traités impayés pouvaient étaient soumis à la justice de Bertrucat d’Albret.
La situation des compagnies de Bertrucat d’Albret en 1381

Le château de Montcuq

On pourrait de prime abord penser que celui-ci donnait systématiquement raison à ses affidés, mais en fait il était avant tout soucieux du bon fonctionnement de l’organisation de prédation qu’il dirigeait : il rendait ainsi ses jugement de manière objective de façon à ne pas décourager les populations locales de payer. Au final, sa grande force fut d’arriver à convaincre ces dernières que satisfaire à certaines exigences des routiers était une bien meilleure garantie de sécurité, malgré des combats fréquents, que de s’en remettre aux officiers royaux français, dont les moyens étaient insuffisants à la protection générale de la région et dont les actions étaient génératrices d’une plus grande instabilité.
Grande arbalète à tour (Musée de la Guerre au Moyen Age du château de Castelnau

Trébuchet (Musée de la guerre au Moyen Age du château de Castelnau)


3 LA FIN DE LA GUÉRILLA

A la mort de Bertrucat d’Albret en 1383, les compagnies étaient puissamment installées dans la région et leur organisation fonctionnait sans heurts majeurs. C’est cependant à partir de cette époque que les officiers français commencèrent à accentuer leur action. Au début du conflit, leur incapacité à lutter efficacement contre les compagnies, de pair avec la perte de crédit du pouvoir royal, avait amené les municipalités à se détourner d’eux et à leur refuser les moyens militaires et financiers qu’ils demandaient. La situation ne s’améliora pas ensuite, car elles préférèrent consacrer leurs ressources en constante diminution à leur propre protection, aux paiements des traités passés avec les routiers et à celui des rançons. Il leur arrivait cependant aussi de s’accorder entre elles pour racheter des places tenues par des compagnies et ces actions, de pair avec le performant système de renseignement qu’elles avaient développé en commun, constituèrent la base sur laquelle les officiers royaux s’appuyèrent.
Les municipalités avaient en effet pris l’habitude de racheter aux compagnies les châteaux qui constituaient les plus grandes menaces. Les capitaines y consentaient d’autant plus facilement que cela leur rapportait de coquettes sommes et que, de plus, leurs ennemis n’ayant pas les moyens de les garnir en hommes, ils les reprenaient ensuite facilement, parfois quelques jours seulement après leurs évacuations. Les officiers royaux parvinrent progressivement à changer cet état de fait en permettant l’installation de garnisons dans les places rachetées, de plus en plus nombreuses. Leurs moyens financiers augmentant de pair, ils purent aussi établir des troupes dans une multitude de points forts, gênant toujours plus les opérations anglaises. 
Poursuivant leur avantage au début des années 1390, les officiers français gagnaient de plus en plus la confiance des municipalités. Avec leur aide, ils lancèrent une série d’opérations militaires visant à chasser les compagnies d’un grand nombre de points forts qu’elles tenaient. Ce fut un grand succès, notamment en Quercy.
Alors que les routiers avaient jusque là pu compter sur le soutien du roi d’Angleterre, celui-ci commença à le leur couper. En effet, parvenu au pouvoir, le jeune Richard II souhaitait la paix et, si ses prédécesseurs n’avaient pas accordé une grande importance au respect des trêves par les routiers, il fit quant à lui diligence pour les empêcher d’opérer durant celles qu’il signait avec son adversaire. 
L’ensemble de ces facteurs rompit la cohérence de l’organisation des compagnies. Soumises à une pression constante, certaines en vinrent même à s’affronter entre elles. Quelques-unes réussirent malgré tout à rester, jouant de droits juridiques acquis auparavant plus que de violences pour arriver à subsister. En 1394, leurs activités étaient si réduites qu’elles ne constituaient plus une grave menace pour la sécurité de la population.
Le château de Castelnaud fut longtemps tenu par des compagnies anglaises Il abrite aujourd’hui le Musée de la Guerre au Moyen Age


CONCLUSION

Pour méconnue qu’elle soit, la guérilla qui opposa les compagnies de routiers fidèles au roi d’Angleterre aux autorités locales des provinces françaises situées entre Garonne et Loire n’en demeure pas moins un cas d’étude de conflit asymétrique : elle correspond totalement à la définition qui en est donnée, à savoir « type de conflit dans lequel il y a disparité totale d’ordre et de nature des buts de guerre, des moyens et des manières d’agir ». Son déroulement et sa disparition mettent bien évidence le fait que cet affrontement ne fut gagné que par la combinaison de moyens militaires, financiers et de propagande, ce qui n’est pas sans rappeler certaines situations actuelles.

N.S.

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