JUILLET - AOÛT 2017

La deuxième guerre de Crimée
n’aura pas lieu

par Bruno GUIGUE


La crise ukrainienne sera-t-elle une épreuve de vérité pour la nouvelle administration américaine ? Comme un révélateur chimique, elle semble mettre à nu les intentions de Donald Trump. Après la démission du conseiller à la sécurité nationale Michael Flynn, accusé d’avoir eu des échanges « inappropriés » avec la Russie, Washington a clarifié ses relations avec Moscou. « Le président Trump a bien précisé qu’il attendait que le gouvernement russe désamorce la violence en Ukraine et rende la Crimée », a déclaré le porte-parole de la Maison-Blanche, Sean Spicer, le 14 février.

Marchant dans les pas de son prédécesseur, Donald Trump exige donc de la Russie qu’elle « rende la Crimée » à l’Ukraine. Il se dit déterminé à prolonger les sanctions économiques tant que cette exigence n’aura pas été satisfaite. 

Peu surprenante de la part d’un dirigeant occidental, la formule n’en est pas moins étrange

Elle laisse entendre que cette péninsule majoritairement peuplée de Russes a été ravie par on ne sait quelle brute épaisse avide de conquêtes.

Elle suggère que sa population a été enlevée à on ne sait qui, cette opération, systématiquement qualifiée d’ «annexion» par les Occidentaux, ayant comme un parfum d’Anschluss.

Le plus frappant, dans ce discours, c’est qu’il fait bon marché des Criméens. A croire que ces gens insignifiants n’ont aucune volonté et sont incapables de décider de leur destin. Peu importe que les 2,6 millions d’habitants de ce pays aient opté à 96,77 %, le 16 mars 2014, en faveur de leur intégration à la Russie. Peu importe qu’ils aient fait ce choix, suite aux provocations des putschistes de Kiev, à l’occasion d’un référendum qui n’encourut aucune critique sérieuse sur son caractère démocratique. Pour les Occidentaux, ce ne sont que des broutilles, et l’invocation des nobles idéaux dans lesquels se drape leur rhétorique, on le sait bien, varie selon les latitudes.

Les chancelleries occidentales, bien sûr, ont invoqué le principe de l’intangibilité des frontières internationales. Le 27 mars 2014, l’assemblée générale de l’ONU a voté une résolution réaffirmant l’intégrité de l’Ukraine et déniant toute validité au référendum d’auto-détermination organisé par le parlement de Crimée. Mais ce vote fut loin d’être unanime. La résolution obtint 100 voix sur les 193 Etats-membres. 11 pays ont voté contre, 58 se sont abstenus et 24 n’ont pas pris part au vote. L’opposition entre le principe d’auto-détermination et le principe d’intangibilité des frontières a jeté le trouble, semble-t-il, dans une assemblée où la manie occidentale de désigner les bons et les méchants n’a pas convaincu tout le monde.

Cet hymne à la légalité internationale, il est vrai, sonnait étrangement dans la bouche des dirigeants occidentaux. Les USA stigmatisent volontiers l’attitude du Kremlin qui serait responsable, selon eux, de ce scandaleux démembrement de l’Ukraine. Mais ce sont les USA, pourtant, qui ont orchestré la sécession illégale du Kosovo après avoir infligé à un Etat souverain, la Serbie, un déluge de bombes que n’autorisait aucun mandat de l’ONU (1999). Quant à la France, le rattachement unilatéral de l’île de Mayotte, en 1976, imposa à la nouvelle République des Comores une amputation territoriale illégale que cet État-archipel ne cesse de dénoncer avec l’appui unanime de l’Union africaine. « Faites ce que je dis, mais surtout ne faites pas ce que je fais ». Si la formule est si connue, c’est sans doute parce que les Occidentaux lui ont donné une notoriété planétaire.

Il suffit pourtant de considérer l’histoire de la Crimée pour comprendre la situation. Arrachée aux Turcs par Catherine II, cette péninsule de 26 945 km2 est une province russe depuis 1784. Elle a fait partie de la République socialiste fédérative soviétique de Russie de 1922 à 1954, puis elle a été rattachée à l’Ukraine par une décision du régime soviétique. C’est le 19 février 1954, en effet, que Nikita Khrouchtchev a offert la Crimée à Kiev pour fêter le tricentenaire de la réunification de la Russie et de l’Ukraine. Ce geste politique déclinait la stratégie du pouvoir post-stalinien, désireux de panser les plaies du passé. Dans la mesure où la citoyenneté soviétique prévalait sur l’appartenance nationale, il pouvait paraître sans conséquence majeure.

Il n’empêche que cette décision était sujette à caution, aussi bien sur le fond que sur la forme. Artificielle, elle fut imposée par le pouvoir. Curieusement, ceux qui fustigeaient le caractère totalitaire de l’URSS s’insurgent aujourd’hui contre la mise en cause de cette décision arbitraire. Ils veulent graver dans le marbre un rattachement territorial à l’Ukraine qui n’a ni justification historique, ni légitimité démocratique. C’est leur ami Mikhaïl Gorbatchev, pourtant, qui s’est chargé de leur rappeler combien il était cocasse de voir des puissances férues de démocratie condamner de la sorte la réparation d’une faute commise, il y a soixante ans, par le pouvoir soviétique.

Le caractère factice du rattachement opéré en 1954 est la cause lointaine de la crise actuelle. 

Mais c’est la politique stupidement russophobe des nationalistes ukrainiens qui en est la cause immédiate.

En abolissant la loi qui faisait du russe une deuxième langue officielle, les irresponsables qui ont pris le pouvoir à Kiev en 2014 ont humilié la population russophone, la poussant dans les bras de Moscou. Par sectarisme, ils se sont chargés eux-mêmes de clôturer la période historique ouverte par le geste de Khrouchtchev en précipitant le retour de la Crimée dans le giron russe. Vladimir Poutine n’a eu qu’à cueillir le fruit de cette crise délibérément provoquée par les ultras de Kiev, encouragés par les néo-cons de Washington.

Le Kremlin est sorti doublement vainqueur de cette crise. Il a accueilli dans un climat d’effusion patriotique le retour à la Mère-Patrie de ses enfants de Crimée. Plus prosaïquement, il a obtenu la sécurisation de la base navale de Sébastopol sur laquelle l’atlantisme revendiqué de Kiev faisait peser une menace stratégique. Désormais, les jeux sont faits. L’administration américaine peut hausser le ton et les nationalistes ukrainiens multiplier les provocations, Moscou ne reculera pas d’un pouce. Avec la rébellion du Donbass, la Crimée constitue le principal foyer de la crise ukrainienne.

Elle fournit à l’Occident vassalisé par Washington le prétexte d’une nouvelle guerre froide. Mais la Crimée est russe et elle le restera. De 1853 à 1856, les puissances occidentales y ont affronté l’Empire des Tsars. Cette guerre est finie, et il n’y en aura pas d’autre.


B.G.

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