JUIN-JUILLET 2019

À propos d’une commémoration

par Yves LOIR


De multiples manifestations marquent cette année le 75ème anniversaire du débarquement allié, en juin 1944, en Normandie. Que cet événement commémoratif au-delà de son aspect historique et mémoriel, comporte une dimension touristique et commerciale considérable, il n'est que de parcourir la région pour s'en convaincre. 
Depuis plusieurs mois, les musées, hôtels, restaurants affichent « complet » et se frottent les mains dans l'attente des retombées sonnantes et trébuchantes qui vont l'accompagner. On annonce, par ailleurs, entre autres, la présence de Donald Trump et de Emmanuel Macron. Bref, le grand jeu est sorti. Que ces manifestations revêtent la dimension qui vient d'être évoquée, il n'y a pas lieu de s'en étonner, c'est le destin presque inévitable de beaucoup de lieux de mémoire ou qu'ils se trouvent, d'être « accaparés » par un lobby économico-touristique influent. Mais il y a aussi dans la célébration de cet événement, qui est largement médiatisé, un aspect « idéologique » sous-jacent qui ne doit pas être oublié : il s'agit de montrer que l'événement décisif de la seconde guerre mondiale, sur le plan militaire, s'est passé en ce lieu et à ce moment, qu'il a été essentiellement l'œuvre de l'armée américaine et qu'il a entraîné près d'un an plus tard la chute de Hitler. Rien n'est plus contraire à la vérité historique que de faire une telle présentation des faits. Aussi, pour rétablir un minimum d'objectivité dans cette relation, il est nécessaire de se livrer à une brève rétrospective des faits et tout d'abord, bien sûr, d'établir un certain nombre d'éléments de contexte pour la compréhension de celle-ci.

LE CONTEXTE GÉOPOLITIQUE ET MILITAIRE EUROPÉEN À LA FIN DES ANNÉES 1930

À la fin de la décennie des années 1930, l'Europe notamment occidentale est marquée par de vives tensions entre les principaux pays qui la composent. Depuis 1933, un régime dictatorial brutal s'est instauré en Allemagne sous la férule du parti national-socialiste (nazi) et de son chef Adolf Hitler. En Italie, un régime également dictatorial, et son chef Benito Mussolini, dirigent le pays depuis 1922. La France et la Grande-Bretagne conservent, elles, un régime de démocratie parlementaire. Leur victoire sur l'Allemagne en 1918, lors de la première guerre mondiale a été concrétisée par le Traité de Versailles (1919) qui a imposé des conditions particulièrement dures – et parfois injustes - à ce pays dont son morcellement territorial. Ces conditions feront l'objet d'une remise en cause radicale par certains milieux politiques allemands et notamment par Adolf Hitler qui, dès le début de son régime, va entreprendre la remilitarisation de son pays et ensuite pratiquer une politique extérieure agressive (annexion de l'Autriche en 1938 et occupation de la Tchécoslovaquie en 1939). 
12 mars 1938 - Anschluss de l'Autriche

Après ces deux actions, les regards internationaux se portent vers la Pologne qui a recouvré son indépendance lors du Traité de Versailles et qui, pour avoir un accès à la mer Baltique s'est vu octroyé un bras de terre à travers le territoire allemand ; le « corridor de Dantzig » dont Hitler veut s'emparer. Le 1er septembre 1939, à la suite d'un incident monté par ses services à Gleiwitz au sud de la frontière germano-polonaise, ses armées envahissent la Pologne. Le 3 septembre, consécutivement à cette invasion, la France et la Grande Bretagne, après des années de politique « d'apaisement » à l'égard de Hitler, déclarent la guerre à l'Allemagne : la seconde guerre mondiale est commencée.
Extérieurement à l'Europe, les Etats-Unis dont le président est, depuis 1933, Franklin Roosevelt, ne cessent de proclamer depuis 1935 leur neutralité dans l'hypothèse d'un conflit européen tandis qu'à l'Est, l'Union soviétique ( URSS ) qui regroupe depuis 1922, autour de la Russie les anciennes composantes de l'Empire russe après la révolution communiste (bolchevique) de 1917, dès 1935, a tenté de mettre sur pied avec les Occidentaux et la Pologne une coalition anti-hitlérienne mais devant les atermoiements de la France et de la Grande Bretagne et l'opposition de la Pologne à un passage sur son territoire des troupes soviétiques dans le cas d'un conflit, y a finalement renoncé et, le 22 août 1939, a signé un pacte de non-agression avec l' Allemagne .

LA GUERRE A L’OUEST

La France, dès le début du conflit, engage la guerre avec un lourd handicap face à l'Allemagne : déficit démographique massif, retards dans la politique de réarmement, faiblesse manifeste de l'implication militaire de l'allié britannique, isolement diplomatique international ... Les opérations militaires passent par deux phases : du début septembre 1939 au début mai 1940, c'est la « drôle de guerre », marquée par l'absence d'actions majeures de part et d’autre puis, à partir du 10 mai, est déclenchée une offensive allemande foudroyante (« blitzkrieg ») qui, partie de Sedan, atteint la Mer de la Manche, 10 jours après. La fin du mois de mai et le début de juin voient le retrait britannique (embarquement de Dunkerque) et l'entrée en guerre de l'Italie aux côtés de l’Allemagne (10 juin) ayant pour conséquence que la France, seule, doit combattre sur deux fronts. 
Le 25 juin, le gouvernement français dirigé par le maréchal Pétain, signe avec les germano-italiens un armistice cependant que quelques jours plus tôt, un général français jusque-là inconnu, Charles de Gaulle, d'Angleterre, appelle les Français à poursuivre la lutte à l'extérieur du territoire national. Durant la fin de l'année 1940 et le début de l'année 1941, la situation militaire, telle qu'elle vient d'être décrite, est ainsi gelée en Europe avec une Allemagne qui a triomphé à l'Est et à l’Ouest.
L'année 1941 va voir un bouleversement de cet état de choses avec l'invasion de l'Union soviétique par Hitler le 22 juin et l'entrée en guerre des Etats-Unis à qui l’Allemagne a déclaré la guerre après l'attaque japonaise de la base américaine de Pearl-Harbour dans le Pacifique le 7 décembre de cette même année.

L’UNION SOVIETIQUE INCONTOURNABLE POUR VAINCRE HITLER

Après la défaite franco-britannique de mai-juin 1940, il n'était bien entendu pas question pour les Britanniques, chassés du continent, d'y reprendre pieds seuls. L'entrée en guerre des Etats-Unis dont la puissance économique et financière – condition indispensable pour disposer de capacités militaires significatives - est alors sans égal dans le monde, va changer la donne : l'alliance Etats-Unis - Grande Bretagne scellée en janvier 1942, va permettre d'entrevoir la possibilité de reprendre pied en Europe, mais les chefs politiques et militaires de ces deux pays vont rapidement prendre conscience que cette éventualité n'est plausible qu'à condition que la machine de guerre allemande soit très affaiblie de telle sorte qu'un débarquement américano- britannique sur le continent ne rencontre qu'une résistance allemande amoindrie . Cette condition ne peut être atteinte que si l'Union soviétique, non seulement se maintient dans la guerre face à l'Allemagne – et ses revers initiaux, début 1941, font douter certains de cette possibilité – mais, cette hypothèse étant satisfaite, qu'elle « use » globalement l'armée de Hitler de telle sorte que l'ouverture d'un second front à l'ouest y rencontre une moindre résistance et ait une chance raisonnable de réussite. Cette situation, correspondante aux attentes des Occidentaux, va effectivement voir le jour après les premiers désastres subis par l'armée soviétique. En effet, dès le début de l'invasion allemande, le 22 juin 1941, (opération « Barbarossa ») qui voit trois groupes d'armées allemandes se diriger vers Léningrad (actuellement Saint-Pétersbourg ), Moscou et l' Ukraine ( alors composante de l'Union soviétique ) les revers s'accumulent tout d'abord sur celle- ci : reculs généralisés, centaines de milliers de tués, blessés, prisonniers ( dont un grand nombre périront du fait de leurs conditions de captivité ).
Mais les Soviétiques vont se ressaisir dès la fin 1941 en stoppant les armées hitlériennes devant Moscou puis en infligeant un an plus tard, à celles-ci la défaite décisive de Stalingrad – tournant de la guerre – suivie au cours du second semestre 1943, de celles de Koursk et du Dniepr. Toutes ces défaites majeures de l'armée allemande vont entraîner un affaiblissement considérable de celle-ci ( tués, blessés, prisonniers sans compter les pertes matérielles ) ainsi que l'impossibilité pour Hitler d'atteindre les gisements de pétrole du Caucase du fait de son échec à Stalingrad, ce dernier facteur constituant à lui seul un élément majeur de la réduction du potentiel de guerre allemand sur tous les théâtres d'opérations du fait de l'absence de ressources pétrolières en Allemagne même.

LA DEMANDE DES OCCIDENTAUX A STALINE EN 1943

 L'affaiblissement considérable et global de la machine de guerre allemande entraînée par la pression soviétique interrompue sur le front de l'Est de 1941 à 1944 va être un facteur capital de son affaiblissement à l'Ouest du fait de l'impossibilité pour Hitler, qui ne dispose pas de réserves, de combler les pertes subies .L'affaiblissement du dispositif militaire allemand en France et notamment en Normandie en 1944 est ainsi une résultante de cette situation .Mais un autre élément va venir aggraver la situation militaire de l'Allemagne : la décision prise par les Soviétiques, à la demande expresse des Occidentaux, fin 1943, d'engager une offensive de grande ampleur sur le front sovieto-allemand concomitamment avec le débarquement de Normandie pour y fixer le maximum de troupes allemandes et empêcher tout transfert d'unités de l'Est vers l'Ouest, susceptible de rejeter à la mer les troupes alliées débarquées . Comment va naître et se concrétiser cette idée ?

John Russel Deane
Le projet de débarquement sur le continent européen, qui va recevoir plus tard le nom de code d' « Overlord », est décidé en janvier 1943, lors de la conférence d'Anfa (Maroc) entre Roosevelt et le Premier Ministre britannique Churchill . Le général anglais Morgan, par le biais d'une structure spécialisée, le C.O.S.S.A.C, chargé de concevoir le projet prévu pour être réalisé primitivement en mai 1944, va intégrer dans les facteurs préalables à la réussite de celui-ci, le maintien à l'Est d'une forte pression militaire soviétique s'exerçant à la même époque. 
En Octobre 1943, le Général américain Deane, chef de la mission militaire U.S à Moscou formule devant les hauts responsables soviétiques, la demande d'une offensive de grande ampleur déclenchée à l'Est au moment même de la période du débarquement projeté. Cette demande est exprimée formellement par les Occidentaux fin novembre 1943 à Staline, le dirigeant de l'Union soviétique, à Téhéran au cours de la Conférence tripartite qui réunit avec celui-ci, Roosevelt et Churchill. Staline répond favorablement à cette demande et s'engage à y donner suite.
L'offensive soviétique prévue de juin à août 1944 – c'est à dire en même temps que le débarquement et la bataille de Normandie – va être préparée minutieusement par l'État-Major soviétique – la STAVKA – au cours des mois précédant ceux-ci, avec l'engagement de moyens militaires considérables.
L'opération–mère de cette offensive prendra le nom de code de « Bagration » du nom d'un général russe ayant combattu Napoléon en 1812. Pour donner une idée des moyens mis en œuvre lors de l'offensive d'été soviétique, citons l'historien militaire français Jean Lopez dans l'ouvrage qu'il a consacré à Bagration et qui fait remarquer que : « Coordonner les actions de 4 fronts (groupes d'armées), 16 armées, 4 armées aériennes, 8 corps blindés ou mécanisés et deux corps de cavalerie (…) rassembler les approvisionnements nécessaires à 2 millions de combattants, 50.000 bouches à feu et un demi-million de moteurs n'est pas une mince affaire ».

LA BATAILLE DE NORMANDIE GAGNEE A MINSK – « BAGRATION »

Le 9 juin 1944, une première offensive est lancée en Carélie, dans le nord du front : elle poursuit un objectif politique et vise à détacher la Finlande de l'alliance allemande, ce qui sera chose faite au cours de l'été. Mais le gros de l'offensive soviétique (« Bagration ») va intervenir le 23 juin avec une attaque massive contre les positions allemandes de Biélorussie ou l'armée hitlérienne ne l'attend pas et sera rapidement disloquée, obligeant celle-ci à combler la brèche dans ce secteur par le transfert d'unités notamment blindées stationnées dans le nord de l'Ukraine.
Chars T34

Ce transfert ouvre à son tour une brèche dans cette zone et permet aux Soviétiques en juillet de foncer vers la ville de Sandomir sur la Vistule où ils vont établir de solides têtes de pont pour l'offensive ultérieure vers le cœur de l'Allemagne. Dans le sud du front sovieto-allemand, le dispositif hitlérien va lui aussi s'effondrer et ouvrir aux Soviétiques la route de la Roumanie et des Balkans (victoires soviétiques de Iassy et de Kichinev). On ne s'étendra pas, bien entendu, sur les détails de cette offensive à propos de laquelle Churchill, dans ses « Mémoires » a fait un résumé enthousiaste. Qu'il nous suffise de résumer ici le bilan très partiel des pertes allemandes de juin à août 1944, sur l'ensemble du front soviéto-allemand : une centaine de divisions allemandes ont été anéanties (détruites ou définitivement neutralisées). Ce bilan a pu être atteint grâce à l'efficacité de l'armée soviétique et à l'effort colossal de production d'armement engagé dès juin 1941, et rendu possible par l'évacuation vers l'Oural et la Sibérie occidentale des industries situées dans la partie européenne de l'Union soviétique, l'aide occidentale (prêt-bail) ne constituant qu'un appoint.
Fin août 1944, lorsque l'offensive d'été soviétique prend fin, en quelques semaines, l'armée allemande a subi un désastre majeur. Andréas Hillgruber le plus grand historien allemand de la seconde guerre mondiale, a fait, à son sujet, l'appréciation générale suivante : « Bagration a changé d'un seul coup et du tout au tout l'ensemble de la situation à l'Est. La dimension de cette catastrophe (….) relègue loin en arrière celle de Stalingrad . Il ne s’agit rien de moins que de la défaite décisive de l'armée allemande ».
Les indications précédentes résument très succinctement la dimension globale de l'offensive d'été 1944 de l'armée soviétique. Résumons, tout aussi brièvement quelles en furent les conséquences pour la situation militaire des armées alliées lors du débarquement et de la bataille de Normandie qui se termina aussi fin août.
L'historien militaire Jean Lopez, spécialiste du front de l'est, dans l'ouvrage très documenté qu'il a consacré à l'opération « Bagration », fait remarquer que « L'irruption de 4 à 5 divisions panzer et de 6 à 7 divisions d'infanterie en Normandie aurait certainement compliqué la tâche des Anglo-Saxons ». Ces forces, Hitler ne pouvait les prélever que sur le front russe. Il ne l'a pas pu, du fait du déclenchement de l'offensive soviétique. On peut ajouter, sans crainte de se tromper, que si elles avaient été présentes au moment du débarquement proprement dit, ces forces n'auraient pas seulement « compliqué » la tâche des alliés, elles l'auraient rendu impossible. 
Qu'à l'occasion de la commémoration du 75ème anniversaire du débarquement de Normandie, ces faits incontestables ne soient pas rappelés officiellement et publiquement relève tout simplement de la contre-vérité et de la manipulation historiques.

Y.L.

Partager cette page

S'abonner à « Méthode »


Saisissez votre adresse mail dans l'espace ci-dessous : c'est gratuit et sans engagement

Nous contacter