FÉVRIER - MARS 2021

La renommée précoce de Jeanne d’Arc

par Nicolas SAVY


Que l’on croit ou non au caractère sacré de la mission de Jeanne d’Arc, elle reste avant tout un personnage historique dont les actions sont des faits prouvés par la documentation. Au sein de celle-ci, il existe une mention particulière longtemps passée inaperçue et contenue dans un registre du consulat (municipalité médiévale, NDA) de Cahors ; appelé Livre Tanné, celui-ci servait aux consuls pour consigner les événements les plus importants de la vie de la cité, entre acceptation de nouveaux citoyens au sein de la communauté, prise de fonction d’officiers et de magistrats ou encore décisions royales.
Voici ce que les consuls y notèrent juste après la présentation de Jeanne au roi Charles VII : « aux environs de la mi-carême de l’an dessus (1429) vint au roi de France notre seigneur une pucelle qui se disait être envoyée par Dieu du Ciel pour jeter les Anglais du royaume de France ». Ce texte très court, qui pourrait sembler anodin au premier abord, nous éclaire en fait sur plusieurs aspects de la venue de Jeanne vus sous l’angle quercinois et, de là, sous celui de l’ensemble des régions fidèles à Charles VII ; celui-ci faisait face aux Anglais et à leurs alliés bourguignons, qui prétendaient installer la dynastie régnant Outre-manche sur le trône de saint Louis.
La situation de Charles était alors particulièrement critique : petit roi ne détenant que le tiers du pays, il était en passe de voir les Anglais de Talbot prendre Orléans, qu’ils assiégeaient depuis plusieurs mois, et ainsi s’ouvrir le passage de la Loire en direction du Sud.
Maison natale de Jeanne d’Arc

Lorsque Jeanne fut reçue par le roi à Chinon le 25 février 1429, elle n’était encore qu’une petite Lorraine prétendant entendre des voix lui ordonnant de chasser les Anglais du royaume. Certes, bénéficiant d’une notoriété locale de guérisseuse, elle avait au début du mois été reçue par le duc de Lorraine ; quelques jours après, ses prédictions impressionnèrent assez Robert de Baudricourt, capitaine de la garnison de Vaucouleurs, pour qu’il mette à sa disposition une escorte afin de la conduire jusqu’à Chinon, où se trouvait la cour de France.
Jeanne d’Arc amenée au roi Charles VII

Le reste est connu : après avoir reconnu le roi dissimulé au milieu de ses courtisans, elle comparut devant une assemblée de théologiens qui, après l’avoir questionnée pendant trois semaines, déclarèrent ses dires recevables ; elle fut aussi examinée par des femmes qui constatèrent sa virginité, signe confirmant sa pureté et celle de ses intentions.
Jeanne d’Arc présentée au roi Charles VII

La nouvelle de la rencontre de Jeanne avec le roi mit très peu de temps pour arriver à Cahors, mais il est probable qu’elle ne se propagea qu’après le verdict favorable des théologiens, le 24 mars. Ainsi, avant même l’attaque d’Orléans, la seule venue de cette pucelle, affirmant être chargée par Dieu de délivrer le royaume, apparut déjà aux consuls comme suffisamment importante pour être relatée dans le plus prestigieux registre de la ville. La promptitude avec laquelle ils ont cru en Jeanne et en sa mission signifie-t-elle que les Cadurciens attendaient cette nouvelle ?
C’est possible : depuis longtemps déjà circulait une prophétie annonçant que le royaume de France serait sauvé par une jeune fille. Jeanne n’était pourtant pas la première à se prétendre investie de la mission divine de délivrer le royaume et présentée au roi ; il semble que ce furent son charisme, son aplomb et ses paroles, de sa première entrevue avec Charles à l’examen des théologiens, qui ont convaincu les contemporains qu’elle pourrait bien être celle que l’on attendait.
Siège d’Orléans

Il subsistait malgré tout un doute, cette pucelle se disait être envoyée par Dieu, mais l’était-elle vraiment ?
Dans les textes cadurciens du XIVe siècle, on nommait Dieu sans autre précision que son nom, tant ce mot ne pouvait désigner d’autre personne que lui. Le texte du Livre Tanné le désigne pourtant comme « le Dieu du Ciel » : le situer « au ciel » renforçait encore son identité, comme si sa présence pouvait apparaître improbable. En effet, depuis tant d’années que la guerre, la peste et la famine n’en finissaient plus de désoler le royaume, on s’était petit à petit résigné, l’espérance avait disparu ; les danses macabres, avec d’autres thèmes morbides entrainant vivants et morts dans des rondes infernales, s’étaient répandus dans la décoration religieuse, traduisant le désarroi des croyants ; on trouve des représentations de ce type à Rocamadour et à Carennac, non loin de Cahors. Ainsi, la façon dont Dieu est nommé dans le texte du Livre Tanné traduit un soulagement et une espérance à laquelle on n’osait plus croire : beaucoup plus que dans la mission sacrée de Jeanne, c’est de la volonté de Dieu à intervenir dont on doutait. Mais finalement l’espérance l’emporta - sinon pourquoi transcrire l’événement ?- et l’on n’attendait plus désormais que le signe qui conforterait cette foi.
Jeanne d’Arc au siège d’Orléans

Le texte original de la mention contenue dans le Livre Tanné de Cahors : Enviro miech Caresme lan dessus vent al rey de Fransa nostre seignor una piusela que se dizia estre tramea per Dio del cel per gitar los Angles del realme de Fransa. Traduction : Aux environs de la mi-carême de l’an dessus (1429) vint au roi de France, notre seigneur, une pucelle qui se disait envoyée par Dieu du Ciel pour jeter les Anglais du Royaume de France. Archives Municipales de Cahors, Livre Tanné

Les Cadurciens avaient bien noté que la Pucelle avait été envoyée « au roi de France notre seigneur », ce qui montre de suite la fidélité de la ville au petit roi de Bourges. Déjà en 1369, les consuls de Cahors avaient été parmi les premiers à rejoindre Charles V lors de la rupture du traité de Brétigny, qui les avait placés sous la domination anglaise durant plus de sept ans. Plus tard, ils s’étaient tenus à l’écart des premières secousses du conflit entre Armagnacs et Bourguignons, marquant bien que leur fidélité allait au roi et à lui seul. Ce sentiment ne fut pas modifié lorsqu’en 1420 Charles VI, mentalement malade et manipulé par sa femme Isabeau de Bavière, déshérita son fils, le futur Charles VII, au profit d’Henri V d’Angleterre, car la légitimité du pouvoir était l’affaire de Dieu et non celle des Hommes : le roi de France ne pouvait être que le premier enfant mâle de la famille royale, malgré les soupçons de bâtardise que répandait sa mère Isabeau de Bavière.
S’il subsistait un doute, l’arrivée de cette pucelle, si elle était bien celle que l’on attendait, allait le balayer, Dieu montrant à tous qui était le souverain légitime du royaume. D’ailleurs, à Cahors, il était difficilement envisageable d’avoir à se placer un jour sous l’autorité des rois d’Angleterre, par qui tant de malheurs étaient arrivés. Le Quercy fut une province particulièrement touchée par la guerre de Cent Ans, et Cahors avait en 1395 déjà perdu plus de la moitié de sa population par rapport au début du siècle ; vers la même époque, un témoin contemporain affirmait que ses alentours étaient tellement dévastés que l’on n’y entendait plus le chant du coq. Depuis 1345, il ne s’était pas écoulé une seule année sans que des troupes du Plantagenêt ou du Lancastre ne parcourent le pays, détruisant les cultures et terrorisant les habitants. Tout récemment encore, il avait fallu chasser à prix d’or les Anglais qui avaient pris Mercuès, aux portes de la ville, et semé deux ans durant la désolation dans toute la région. Car c’était bien de cela qu’il s’agissait, « jeter les Anglais du royaume de France » ; le texte occitan utilise le verbe gitar, qui signifiait ici jeter, chasser d’un endroit au sens militaire. Point de traité, on n’en avait que trop signé, des grandes trêves royales, jamais observées ou peu s’en faut, aux petites paix locales. Celles-ci, appelées patis, étaient des conventions passées avec les compagnies anglaises de la région qui s’engageaient, en échange d’argent et de vivres en importantes quantités, à cesser les hostilités contre la ville pour une durée limitée. Ces traités, que l’on était obligé de conclure sous la menace depuis plus de cinquante ans, avaient grandement contribué à ruiner l’économie locale. Il fallait en finir et définitivement chasser ces Anglais à grands coups d’épée. Les récentes défaites des armées du roi à Crevant-sur-Yonne et à Verneuil, la désastreuse « journée des harengs » du 12 février durant laquelle les Français n’avaient pu empêcher le ravitaillement destiné aux assiégeants d’Orléans de passer, ne poussaient pourtant pas à l’optimisme dans ce domaine.
On attendait véritablement un miracle et l’on voulut y croire au premier signe annonciateur que fut l’arrivée de Jeanne auprès de Charles VII. L’événement attendu se produisit tout juste quelques semaines plus tard, le 8 mai, lorsque la Pucelle délivra Orléans après trois jours de furieux combats. Les Cadurciens avaient d’emblée eu foi en Jeanne et sa victoire leur donna raison ; en une seule bataille, tout devint clair : Dieu ne les avait pas abandonnés, Charles VII étaient bien leur roi légitime et les Anglais allaient vider les lieux, poursuivis par la Pucelle, bras armé de la justice divine.
La victoire de Patay, puis le sacre du Dauphin à Reims le 17 juillet suivant leur semblèrent certainement la suite logique des choses.
Entrée de Jeanne d’Arc dans Orléans

Pour tous ceux qui, comme les consuls de Cahors, voulurent croire en Jeanne dès le mois de mars, la délivrance d’Orléans ne fut pas une simple victoire militaire, ce fut la concrétisation d’une prophétie divine. Mais au-delà de cet aspect religieux, Jeanne donna aux malchanceux du moment ce qui suffit parfois à changer le cours d’une guerre : la confiance et la foi en un succès prochain, ferments indispensables de toute victoire.

N.S.

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